Je n’avais pas encore passé le bac lorsque je suis tombé sur Hell, le premier roman de Lolita Pille. C’était une période où les livres ne présentaient pas grand intérêt à mes yeux, je me contentais de lire, sans plus d’envie, les classiques imposés. Un jour, sans trop savoir pourquoi – c’est en général comme ça que se déroulent les grandes révélations romanesques – j’ai commencé à lire un livre de Beigbeder. C’était un nom qui revenait souvent, je ne le connaissais pas vraiment, mais j’avais entendu dire que c’était « l’auteur d’une génération ». Ça devait alors être un livre qui me parle. Ça n’a pas manqué, j’ai adoré, et je suis retourné en librairie voir ce qu’avait fait d’autre ce monsieur Beigbeder. J’ai encore lu un ou deux romans de lui, puis je me suis intéressé à un premier écrivain qu’il citait : Bukowski. Pas ma tasse de thé. Mais c’est une auteure qu’il mentionnait, dont on disait qu’elle avait un style très proche, qui m’a bien plus intrigué. Cette auteure, c’était Lolita Pille. Alors quand j’ai appris, là encore par le plus grand des hasards, qu’elle ressortait un livre après plus de dix ans de silence, je me suis revu il y a une dizaine d’années, Hell dans les mains pendant les trajets en tram, puis Bubble gum, alors que je découvrais que je pouvais prendre du plaisir à lire, que je découvrais que les librairies ne vendaient pas seulement des auteurs morts, que je découvrais en somme l’infini que cachait la littérature.
C’est bien évidemment avec sensation de nostalgie que j’ai tourné les premières pages d’Eléna et les joueuses. Mais très vite elle s’est estompée, le style très direct et lancinant d’il y a dix ans s’est transformé en une prose élégante, alanguie, une prose qui sillonne les creux et les silences pour laisser germer des bouquets d’images luminescentes. Je vous le dis tout de suite, ceux qui s’attendent à retrouver la Lolita Pille de 2002, qui se réjouissent de lire Eléna et les joueuses pour lire un remake de Hell, ceux-ci vont être extrêmement déçus… Car Lolita Pille n’a pas attendu plus de dix ans pour revenir en littérature avec une pâle copie, elle a eu le temps d’évoluer, d’explorer d’autres horizons romanesques, de se nourrir d’autres influences, elle a eu le temps et surtout, elle a eu le luxe de le prendre.
« Il est terrible, pour une fille, de posséder une ombre, dont la présence lui évoque à toute heure les limites qui la circonscrivent ; en tout cas cette chose qu’une vieille convention l’autorise à appeler son « Moi », et dont il n’y a pas moyen de se débarrasser. Mais quand on entre dans une gare, notre ombre se décolle. Quelque chose l’aspire, un chahut ; un remous où elle se dissout. Et quand on repose le pied sur le quai, notre ombre est devenue celle de n’importe qui. »
Dans Eléna et les joueuses, on déambule sous la chaleur parisienne d’un après-midi de fin août aux côtés d’Eléna et de ses fantômes. Les conversations avec ses amis vont faire ressurgir les figures de son passé, et avec elles des pans entiers d’une intimité qu’elle avait ensevelie sous des décombres de bitume brûlant. Pour ses amis comme pour le lecteur subsiste continuellement une question : qui est véritablement Eléna, cette jeune femme à la fragilité crépusculaire ? De quels dieux s’est-elle débarrassée pour vaquer avec autant de détachement dans les rues grouillantes de Paris ? C’est un roman à la narration très osée et ambitieuse que propose Lolita Pille, puisqu’elle s’intercale dans les zones d’ombre de l’héroïne sans tout reconstituer et laisse volontairement planer sur la vie d’Eléna d’épaisses brumes. Ainsi le lecteur, troublé, se retrouve pris en étau entre les personnages qui jalonnent la vie de l’héroïne, ses rêves déchus et ses blessures. Et c’est en lisant entre les lignes qu’il pourra commencer à percer « le mystère Eléna ». C’est incontestablement la grande force de ce roman que de briser la linéarité conventionnelle et faire vivre un personnage au travers de ses transparences. Et c’est très osé ! Car se retrouver plongé dans une histoire où l’on doit démêler nous-mêmes les existences, ce qui peut se révéler perturbant. Mais c’est bien le propre de la littérature de venir nous chercher sur un terrain où l’on ne nous attend pas.
Ce côté fragmentaire de la narration est très intéressant et permet d’ancrer au plus proche du lecteur cette Eléna si mystérieusement fragile. Et c’est surtout très intelligent comme procédé puisque Lolita Pille a réservé une surprise : ce roman marque l’ouverture d’un cycle de quatre opus autour de la figure d’Eléna. Une fresque familiale et générationnelle qui se lance donc idéalement.
On ne livre donc pas au lecteur une histoire suivie, on ne lui explique pas chronologiquement les événements, on ne le prend pas par la main pour le guider pas à pas ; on lui présente un récit comme l’est la vie : aléatoire et décousue. Alors forcément, ça déstabilise et ça peut rebuter certains lecteurs. Mais le plaisir de lecture est pour moi décuplé ! Et cette façon de jouer avec le mutisme et les révélations soulève un paradoxe que l’on pense être un principe : pourquoi devons-nous tout savoir lorsqu’on lit ?
L’atmosphère du roman est indissociable de l’atmosphère écrasante des rues parisiennes surchauffées par l’été. On se sent tiré au plus près de la capitale, on sent y pulser les existences à même le bitume et surtout, on les voit essayer de sortir la tête de l’eau pour y chercher de l’oxygène. C’est un Paris implacable mais familier que dessine Lolita Pille ; sous ses contours apparaît l’enfermement des solitudes habituées à errer, mais également ce visage solaire d’un Paris qui dore les rêves les plus enfouis. Si Paris apparaît comme un vestige immuable, les personnages eux semblent flotter sur l’époque, venir d’un autre temps. Ils glissent dans les rues non pas pour fuir, mais comme si le quotidien n’avait aucune emprise sur eux. Paris et son caractère éternel qui surplombe tout ce spectacle habituel.
Si Lolita Pille arrive si bien à dresser un personnage dans le vif de l’existence, c’est grâce à une langue très travaillée, organique et volcanique, qui se déverse tantôt par flots ravageurs, tantôt par coulées contenues. On retrouve par moments le style très trash des précédents romans, mais il ne prend pas toute la place, c’est dans l’ensemble une écriture réflexive qui tend l’histoire d’Eléna. Lolita Pille sillonne de ses longues phrases les pensées de la narratrice pour fixer l’éther et laisse perler des répliques cash pour retomber dans le quotidien. On aime se perdre dans les méandres des pensées de la narratrice, se retrouver, sans s’en rendre compte, devant des vérités et des vides existentiels. L’écriture de Lolita Pille c’est emmener le lecteur les yeux fermés et l’éblouir. Son roman, un soleil noir.
Eléna et les joueuses – 2019
Lolita Pille
Stock
256 p.
19 €
ISBN : 978-2234087552
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