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  • Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

L'Empire et l'Absence



Quel roman déroutant ! Il y a dans ces pages quelque chose qui désarçonne : est-ce l’univers sombre et mystérieux ? Les personnages cherchant leur destinée ? L’écriture dense et foisonnante ? La temporalité futuriste, mais semblant si proche ? L’ombre planant au-dessus de cette ville ? Impossible à dire, et pourtant on est pris dans ce labyrinthe et on ne cherche pas à en sortir : on cherche à comprendre ce qui nous a amenés là. On commence cette histoire sans préambule, directement versé au cœur d’une cité visionnaire où chacun ne joue que le rôle de figurant de sa propre vie, dirigée par celui qu’on appelle le Roi. Un démiurge de la narration qui met en forme la vie de ces habitants selon ses envies et son imagination. Mais quel est ce feuilleton ? Qui sert-il ? Plus on tourne les pages et plus les questions surgissent, sans pour autant que les questions précédentes ne trouvent de réponse. C’est extrêmement frustrant, mais tout aussi addictif ! Car si j’avoue volontiers ne pas être un grand fanatique de récits futuristes, préférer les romans où le décor se dresse gentiment, j’ai été happé dans cet univers diffracté et je n’ai pas réussi à en ressortir. À la fin de chaque chapitre pourtant je me posais la question d’abandonner ou non, tellement je manquais de repères auxquels m’accrocher. Mais un je-ne-sais-quoi me poussait irrémédiablement à embrayer sur le chapitre suivant.


« De ce fait, pour beaucoup, la tentation était trop forte ; pour beaucoup, la ville se résumait à cet instant précis au cœur de la nuit, lorsque l’ivresse et la fatigue réunies s’accordaient pour mieux suggérer, à l’oreille du voyageur hébété, qu’il laissât derrière lui toute identité et, mieux, abandonnât aux bras de l’obscurité le secret le plus fondateur de sa vie ; pour beaucoup, indubitablement, la ville, c’était cet instant-là, exprimé éternellement. La fin de la nuit ivre, conclue sur l’abysse de l’être, où l’on ne songeait pas juste à vendre son âme, mais où l’on se risquait à ne même plus la retenir. Parce qu’ici, plus que n’importe où ailleurs, une âme, ça se retenait, et quiconque ayant traversé au moins une fois ces terres l’avait forcément éprouvé avec chaleur et avec force ; ici, la nuit engloutissait tous les remords et les non-dits, elle était l’œuvre, où le roi attendait que l’on tombe, elle était le royaume, où l’on abandonnait d’être un monde, et c’était bien cela de quoi la nuit vivait : des mondes, que les corps avaient fini par lâcher. »

L’Empire et l’Absence est un roman terriblement ambitieux et imaginatif que propose Léo Strintz, à mille lieues de ce que l’on trouve sur les étalages des librairies. L’écriture luxuriante, enchevêtrée sur elle-même, toisant parfois lecteur, semble lui lancer un défi ! Mais une fois pris dans ses filets, ce sont les secrets de cette ville de brouillard que l’on tente de percer. Ce qui m’a le plus frappé dans ce roman, c’est que la narration nous embarque à la façon des jeux vidéo : les décors blafards apparaissent en de longs travellings, les personnages secondaires naviguent de façon mi-scénarisée mi-libre et surtout, les propos accompagnent le héros autant que le lecteur.


« De cette crise était né son grand feuilleton, qui promit à ces vies cristallisées sur les réseaux, à cette solitude pourrissante, à cette absence cruelle de destin, la possibilité non pas d’être entendues – car quiconque, aujourd’hui, pouvait être entendu – mais d’être imbriquées et intriquées entre elles. Le feuilleton fit ce pari de former une histoire à travers la vie intime des hommes ; il se présenta, en quelque sorte, comme un pacte social de représentation, une union des points de vue pour faire coïncider l’éparpillement des récits et nourrir une même vision – et ce fut au roi, de jouer le rôle de liant entre ces sources narratives et de garantir une cohérence générale, de certifier une satisfaction finale. »

L’Empire et l’Absence est un roman détonnant et étonnant, qui bouscule le lecteur pour mieux l’égarer dans les méandres sombres de son univers.


 

L’Empire et l’Absence – 2020

Léo Strintz

Inculte

672 pages

22.90 €

ISBN : 978-2360840618

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