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Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Tout est maintenant



Quel bonheur de lire un livre qui sort un peu des carcans littéraires de cette rentrée ! À force d’accumuler les nouvelles parutions, j’avais l’impression de lire le même livre, avec un angle différent, mais de sans cesse avoir le même style sous les yeux. Tout est maintenant n’a absolument rien à voir avec ce que j’avais lu jusqu’à présent et apporte un véritable vent de fraîcheur ! La littérature allemande est trop souvent boudée, jugée trop vite austère, massive, alors qu’elle est bien souvent novatrice et qu’elle regorge de talents. Julia Wolf ne déroge pas à la règle ; et pour cela, il faut saluer le travail du Castor Astral d’aller baliser hors des sentiers battus pour proposer des textes peut-être plus confidentiels, mais ô combien porteurs. Le nom de Julia Wolf n’a pas encore beaucoup circulé dans le paysage littéraire francophone, pourtant elle est lauréate de nombreux prix en Allemagne. Pour Tout est maintenant, elle a remporté le Prix de littérature de Brandenburg Lotto GbmH ainsi que le Robert Gernahrdt Preis 2018. Alors retenez bien ce nom : Julia Wolf ! Mais trêve de radotage, entrons dans le livre.

Ingrid est une jeune fille triste dans un monde violent. Ses seuls repères sont le sex-club où elle travaille comme serveuse, l’appartement dans lequel elle vit avec son frère dealer et sa relation avec Jenny, une amie. Si l’histoire raconte les tourments d’une âme ballottée par la vie et prise dans le labyrinthe de l’existence, le style ne se fait pas du tout caricatural et ne verse pas dans le pathos. Au contraire, Julia Wolf imprime à son récit une hauteur de vue qui fait qu’Ingrid elle-même se sent étrangère à sa propre vie ; regardant les êtres se mouvoir autour d’elle sans y voir d’attache, elle est spectatrice de son malheur. Et c’est ce qui donne ce charme discret au roman : on est pris en tenaille dans ce quotidien morne et sans illusion, mais sans jamais y être forcé. Tout est maintenant c’est l’histoire d’une famille éclatée, c’est l’histoire d’un amour, c’est l’histoire d’une fille perdue dans les années 1990, qui traverse des épisodes trash pour finalement tenter de se réapproprier son histoire et son corps. Après avoir fui la maison familiale et sa mère alcoolique l’été de ses 18 ans, Ingrid échoue sur le bitume berlinois. Cette période de la vie de l’héroïne n’est mentionnée qu’en filigrane, pour ne faire voir que la perte des illusions qui est maintenant le moteur de son quotidien. Arrivée à Berlin avec un appétit de tout, comme de nombreux avant elle, elle s’est fait dévorer. Heureusement, c’est à Francfort qu’elle fait la rencontre de Jenny qui l’empêchera de vaciller. Ce passé dont elle s’est accommodée, qu’elle suturé à l’aide d’excès en tout genre, lui explose à la figure lorsque son frère la persuade d’aller voir leur mère pour Noël. Comme craint, la maison familiale rouvre les plaies, plus sanguinolentes que jamais. Entre flashbacks et un présent comme suspendu dans le temps, Julia Wolf déballe au lecteur toute l’instabilité d’une existence, entre course contre les illusions perdues et fuite de celles qui paraissent trop réelles.

« Peu après, nue et douchée, Ingrid retourne dans sa chambre. Jenny est assise sur le canapé et fredonne. C’est une manie, Jenny a le fredonnement facile. Pas vraiment une mélodie, plutôt un sussurement, pareil au vent. Une légère vibration dans la poitrine, dans la tête. »

Ce roman, avant d’être une histoire extrêmement moderne est surtout la fulgurance d’une langue, qui fouette les blessures et arrête les sensations. L’impression d’être pris dans une tourmente grandissante que je ne voyais pas venir, m’a bluffé. La prose de Julia Wolf arrive à se détacher de l’inutile du langage pour frapper fort et directement. Qui voudrait ne pas sentir sa douce violence, ne le pourrait pas. Mais ce n’est pas pour autant que l’on peut qualifier son style de « lapidaire », c’est cela le plus génialement fou. Elle a réussi à créer son propre langage, qui est aussi littéraire qu’un refus de littérarité ; je m’explique : jamais Julia Wolf n’use pas du côté théâtral des mots, sa prose n’est pas une mise en scène. Sa prose découpe autant qu’elle caresse. Tout est maintenant est un roman intense, rythmé, un roman qui fait flotter les illusions comme des fantômes qui ne cherchent plus à fuir, seulement à aller vers la lumière.

Tout est maintenant – 2018

Julia Wolf

Le Castor Astral

148 p.

18 €

ISBN : 979-1027801121

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