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Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

La révolte, le pouvoir de l’intime



La quatrième de couverture mentionne seulement « Aliénor d’Aquitaine racontée par son fils Richard Coeur de Lion. » Mais La révolte est bien plus qu’un simple portrait : c’est la destinée sensiblement personnelle d’une femme que dessinent plusieurs voix. Une vie au carrefour de forces qui, la prenant dans son étau, ne la font pas se taire mais font naître une tempête qui ne trouve aucun repos. L’esprit balayé par les conflits intérieurs, Aliénor semble se terrer dans le récit que son fils fait d’elle. C’est une double psychologie qui s’écrit : par le regard de Richard, on découvre autant les afflictions d’Aliénor que les craintes de son fils. La vie de l’un se superpose sur celle de l’autre, pour ne former plus qu’un seul miroir grossissant. C’est dans ce palais des glaces que s’offre à nous la complainte silencieuse d’une reine, que des voix familières portent au loin. 

« Elle a ses yeux d’armure. Ils débordent d’une fureur calme qui attend son heure. Voici la colère d’Aliénor où se noient nos misères. Nous la connaissons. Nous avons confiance. »

Le fil rouge de ce texte est bien sûr l’histoire, celle qu’Aliénor tente d’infléchir en alliant son Aquitaine au à l’Angleterre d’Henri II. Cette lutte de pouvoir bascule bien vite à la lutte familiale : elle comprend que maintenant que son époux possède l’Aquitaine, son pouvoir à elle est illusoire. Aliénor est faite pour régner, non pour faire de la figuration sur un trône. Dès lors, le mécanisme de la vengeance s’orchestre, avec le jeu des alliances successives qui font l’époque médiévale. Mais ce n’est pas le récit de cette vengeance que nous livre Clara Dupont-Monod, c’est les mouvements de l’âme, bercés de remords, de rêves, d’inquiétudes et de soulagements. C’est aussi le surgissement d’une époque, portée par plusieurs destinées, plusieurs voix, qui donnent à ce texte une résonnance particulière. Aliénor est une construction autant qu’une reine. L’amour sans concession que lui voue son fils Richard en dessine une facette ; la trahison infligée à Louis VII nuance le trait ; la haine d’Henri II à son encontre rehausse les contours. Aliénor apparaît ainsi tour à tour implacable, manipulatrice, vindicative, fragile, tourmentée et sans défense. C’est à la fois son reflet et son ombre que l’on voit au travers du regard des autres.

« Je pars avec les livres qui restent à écrire. Car je voudrais qu’on écrive l’histoire d’Aliénor, la femme qui voulut être roi, échoua et devient bien plus encore. La mère qui ne disait rien mais dont les actes révèlent tant. L’enfant qui enfanta, et enterra – la femme que je n’ai pas su consoler. »

Si le cœur du récit est assumé par Richard, les autres personnages prennent tous au moins une fois la parole, dans des tirades plus ou moins longues. Ces incartades sont autant de réflexions sur les liens intimes qui peuvent souder les êtres que les déchirer. Aliénor évoque l’ambivalence de l’amour de son fils, qui la nourrit autant qu’il la fera périr. Du fond de sa prison, elle paraît lasse et désillusionnée, elle se sait perdue mais espère que Richard échappera à cette perte. « Cet amour, je le redoute autant qu’il me fait vivre. Tu me comprends car, dans le fond, tu es comme moi. Solitaire, trop inquiet pour être complètement heureux. Nous envions les gens aux bras ouverts, au verbe facile, qui croient en un monde sans adversaire. Mais nous, nous sommes aux aguets. D’où viendra le danger, voilà notre question. » C’est le portrait d’un homme mortellement blessé qui surgit lorsqu’Henri II prend la parole, dans La complainte du père attaqué. Mais plus qu’une longue lamentation, c’est surtout une réflexion sur la paternité et ses ingratitudes. Sur ce qu’être père veut dire et implique. « Être père, c’est pleurer face à un coffre vide. C’est avoir puisé dans sa propre enfance ce qu’on croyait être le meilleur et le reprendre en plein visage. C’est entendre le rire de ses enfants devenus démons, et cette horreur déteint, salit le monde : puisqu’un tel basculement a été possible, alors un père ne peut plus lire un livre car il pourrait brûler, ou voir un ciel blanchir – qui sait s’il ne va pas crever au-dessus de sa tête ? Être père, c’est perdre l’innocence. » Les frères, ceux qui s’allieront pour briser le pouvoir d’Aliénor et Richard, eux ne prendront jamais la parole. La révolte est un triptyque qui, suivant comment on l’observe, fait apparaître une nouvelle face aux autres. Clara Dupont-Monod accorde un grand rôle au regard déformé et déformant, c’est même là le mécanisme du roman. Autour de trois personnages centraux, elle noue les luttes intimes et les enjeux de pouvoir pour les faire converger vers une question : pour quelle chute vaut-il la peine de courir après ses illusions ? 

« C’est aussi simple. Je pars pour l’Orient, la tête pleine de fantômes. Ils m’escortent. Mathilde marche devant notre père, puis viennent Henri, Geoffroy, Guillaume. Et l’amour de ma mère, fantôme roi, chimère trônant parmi les linceuls, dont pour autant  je ne doute pas lorsqu’elle frappe la cuisse de mon cheval pour signer le départ. »

La révolte est un très beau roman, qui convainc par l’originalité de son sujet, mais surtout par la grande finesse dans la psychologie des personnages. Je pensais m’immerger dans un Moyen Âge foisonnant en commençant ce livre, mais j’ai finalement été pris dans les tourments intérieurs des personnages. C’est vraiment cette façon de construire des individus en les faisant s’appuyer les uns aux autres, qui m’a énormément plu. Clara Dupont-Monod les rend ainsi beaucoup plus humains et friables. Mais le médiéviste amateur que je suis a également été ravi en découvrant des scènes de batailles féroces vers la fin du livre, dans lesquelles Clara Dupont-Monod se plaît à jouer du verbe. Avec éclat et talent ! La révolte est une réussite grâce à la sensibilité avec laquelle Clara Dupont-Monod aborde les relations intimes, autant que grâce à son écriture lyrique, quand l’affliction l’exige, et fluide. Aliénor, Richard et Louis semblent être sortis de leur tombeau le temps d’un roman !

La révolte – 2018

Clara Dupont-Monod

Stock

240 p.

18.50 €

ISBN : 978-2234085060

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