« Souvent il arrivait que papa et Jacky martèlent de concert. Pas un mot, pas un cri, juste des souffles mêlés comme font les amants. »
Le roman s’ouvre avec cette phrase, anecdotique au premier abord. Puis une fois le livre refermé, lorsqu’on y revient, on s’aperçoit que déjà les lignes d’horizon du roman étaient tracées, tendues par une prose sèche et râblée. Ce roman dit les êtres qui se côtoient en silence, se frôlent sans jamais s’entremêler. Et ce silence, plus que de devenir mutisme va se transformer en un royaume de tous les possibles, où la réalité cède sous le poids des rêves que l’on porte. Que l’on veut porter le plus loin possible, sur des chemins abandonnés, que l’on porte comme des corps morts.
Fils du feu n’est pas l’histoire d’un homme ou d’une famille, c’est le choc entre la vie et l’absence. Tout se passe dans une ville périphérique, entre la forge, la maison, un grand champ, une friche, le chemin vers le centre-ville et un dépôt de locomotives. À l’époque où l’industrialisation n’était pas encore complète. Le roman écrit plus qu’il ne décrit. Il ancre les réalités, les distord, pour imprimer au récit un cadre… et ainsi mieux en réchapper. Ces femmes qui essorent leur linge à mains nues, l’étendent au vent d’est en discutant, cette grand-mère qui étête les grenouilles mécaniquement, sans compassion, ces enfants qui jouent cow-boys et aux Indiens, cet ouvrier arrivé un beau jour sur sa moto et engagé à la forge ; tous ces êtres gravitent autour du noyau de Jérôme, le narrateur, formé de son père, sa mère et son frère, et balisent le récit. Ils rappellent les réalités sociales et le quotidien qu’on ne peut esquiver. Car si la fuite du monde s’impose, c’est qu’un drame sourd est venu peser sur la famille : le petit frère, Norbert, a rendu son dernier souffle. L’équilibre déjà instable de la famille vacille, faisant tanguer la mère au bord de la folie. Puis elle y verse, s’y glisse imperceptiblement. Ce fils mort, elle le recrée. Il n’est plus mais est encore. On lui prépare ses repas, on l’embrasse le soir, on lui achète des fournitures scolaires, on s’inquiète de ses notes, on s’en félicite. Le petit frère disparu est toujours là, sans consolation. Jérôme vit avec ça, la folie de la mère, le chagrin et la violence du père. C’est dans la fournaise de la forge et dans l’oppression aimante de sa famille que Jérôme va se construire.
« Ça fait bientôt six mois que mon père n’est plus qu’une ombre qui marche sur son ombre se salissant lui-même et salissant cette ombre que sa misère draine ; bientôt six mois qu’il titube la journée et qu’il s’endort le soir, à la table familiale, la table sur la nappe entre un litre de vin et un verre renversé qui lui mouille les cheveux. Il s’endort en pleurant, empestant la vinasse et les larmes salées. »
© Jean-Christophe - Le Figaro
Ce roman qui semble s’élancer dans chaque recoin pour en tirer l’essence des vies dissimule cependant une construction bien pensée : venu vider la maison d’enfance après la mort des parents, Jérôme se remémore les liens familiaux, les objets et son enfance. Puis de là se tisse sa vie, depuis ses souvenirs jusqu’à recroiser la réalité. On comprend alors que c’est un autoportrait qui s’est dressé devant nous jusqu’à présent, quand tout aura été consommé et digéré. Un autoportrait qui n’a pu surgir qu’une fois débarrassé de tous ces êtres percés de folie. Devenu peintre à Arles, Jérôme retrace sa vie dans ce prologue qui occupe les cinq sixièmes du livre. Le feu de l’enfance et l’adolescence, Jérôme l’a désormais digéré et est à même d’en livrer le récit. Passant par un épisode psychiatrique, des bifurcations d’études universitaires, des mensonges et des aveux à sa mère à propos de son homosexualité, la vie de Jérôme s’entrechoque contre celle de son père et de sa mère. Il a pu s’extraire de cette sorte de gouffre fou qui le guettait ; mais si on peut échapper aux autres, on n’échappe pas à soi. Il va s’acharner à circonscrire la géographie des existences, retranscrire les territoires intimes.
« Pinceaux en main, seul dans ce salon nauséabond, maman et papa immobiles et quelque peu grotesques sur la photo découpée, dans un silence que ne trouble même pas le tic-tac obsédant de la petite pendule comtoise qui s’est tue depuis bien des années, ma toile posée en équilibre instable sur un chevalet de fortune que j’ai bricolé à l’aide d’un séchoir à linge, je ne sais pas ce que je cherche. Je crois que je veux juste rester avec eux, mes parents, dans notre maison d’enfance, le plus longtemps possible. »
Guy Boley a l’extrême particularité de travailler la matière littéraire comme de la glaise ou, pour rester au plus proche du sujet, comme le fer chaud : il malaxe, distend et creuse les existences pour imprimer au récit une trajectoire torsadée. Son écriture, très imagée et sonore, coule en sobriété, mélange le registre de l’imaginaire avec quelque chose de plus brut, donnant forme à des passages où s’entrechoquent le rêve et le réel. Fils du feuest un roman qui mêle et rassemble le sensible et l’essentiel, dans une rythmique d’écriture et de perception. Si le style est souvent flamboyant, cela ne veut pas dire qu’il se fait éloquent ; l’écriture de Guy Boley a cette rare qualité qu’elle s’impose sans avoir besoin de se montrer. C’est une langue poétique, charnelle et nourrie de références littéraires, mais aussi et surtout une langue orale, avec des rythmes saccadés ou abondants, qui donne au roman une dimension théâtrale très marquée.
Fils du feu est un roman étonnant par son intrigue qui peut sembler mystérieuse et décontenancer, mais étonnant aussi par la richesse textuelle qu’il dégage en si peu de pages. Un curieux mélange entre le regard d’un enfant qui saisit sur le vif les choses et le regard d’un adulte qui les voit quelques années plus tard comme des souvenirs. C’est une vie qui possède deux faces en même temps ; la proximité des absences et la distance des sentiments. Un roman comme une étincelle : éblouissant dans son incandescence.
« J’étais en quelque sorte, avec tout cet orgueil dont est bouffie l’enfance, le docte souverain d’un royaume de médiocres. »
Fils du feu – 2018
Guy Boley
Folio
160 p.
6 €
ISBN : 978-2072724107