Le Rêve, Henri Rousseau
L’histoire commence en l’an 2000 à Kurashiki, une petite ville japonaise de moins de 500'000 habitants. Vivant avec sa fille et sa mère dans une maison assez modeste, Orie paie son loyer en étant surveillante au musée d’art Ohara. Aucune trace du père, sûrement volatilisé trop tôt. Elle se complaît dans cette vie monotone et calme, que rien ni personne ne semble être en mesure de chambouler. Mais derrière la bienveillance d’Orie se dressent des murs de silence qui interpellent. Qui est vraiment cette surveillante qui peut rester des heures devant un tableau, à s’imprégner de chaque détail, qui semble tout connaître des peintres et de leur vie ? Que fait-elle dans une ville où elle n’a aucune attache ? A ces questions, le récit n’y répond pas. Pas encore du moins. Tout coupe et on est désormais à New York aux côtés de Tim Brown, assistant-conservateur au MoMA. Changement de personnage, de continent, mais également changement d’époque puisqu’on est dans les années 80. Tim est un jeune homme qui rêve de faire ses preuves dans le monde de l’art, qui a une solide ambition, mais sans verser dans la démesure. Dans l’ombre de Tom Brown, son quasi-homonyme, il ronge son frein tout en étant reconnaissant d’apprendre auprès des plus grands spécialistes au monde. Puis un beau jour, Tim reçoit une mystérieuse lettre d’un collectionneur d’art aussi célèbre que mystérieux : Konrad Beyler. Dans cette fameuse missive, le collectionneur suisse requiert l’aide d’un des plus grands spécialistes du Douanier Rousseau pour authentifier une œuvre du peintre qu’il garderait cachée dans sa demeure de Bâle. Bien sûr aucune fuite n’est tolérée, sinon c’est son poste au MoMa qui est menacé. En refermant l’enveloppe, Tim est désemparé : une requête de cette importance ne peut être qu’adressée au conservateur en chef. Le destinataire s’est trompé d’une lettre… Mais il ne peut risquer d’en parler autour de lui, sa place est en jeu. Alors dans un instant de folie, il décide de prendre son rôle au sérieux et d’embarquer pour Bâle. Là-bas, il apprendra qu’il sera confronté à une jeune chercheuse japonaise du nom d’Orie dans le but de se prononcer sur l’authenticité de cette toile. Avec comme seule aide, un journal scindé en plusieurs chapitres, censé les guider dans leur voie. Mesurés l’un à l’autre, ils devront démêler les pièces de cet immense puzzle artistique et humain pour espérer rendre un jugement fiable et sincère. Car ils comprendront très vite qu’ils ne sont pas les seuls à s’intéresser à ce tableau, et non pas par passion artistique cette fois…
Dans ce roman, aucun meurtre n’est à élucider et pourtant c’est un formidable thriller que nous livre l’auteur. Jouant avec brio avec les époques – le journal nous plongeant dans le début du XXe siècle – La Toile du Paradis est une machine implacable de suspens qui s’enclenche dès les premières pages, s’engouffrant dans le mystère qu’est la vie d’Orie. Construit comme une gigantesque énigme, ce livre réussit à faire habilement coexister l’enquête avec la biographie de Rousseau. L’énorme qualité de ce livre tient dans la passion. La passion qu’a la romancière (elle-même historienne de l’art chevronnée) pour Rousseau et la peinture, et la passion qu’elle a su insuffler à ses personnages, pour les rendre plus véritables et crédibles que jamais. Une passion débordante qui est peut-être, avant l’énigme à déchiffrer, le vrai moteur de ce roman. Sans jamais verser dans une pseudo enquête artistico-policière – contrairement à beaucoup de romans traitant de l’art malheureusement – ce livre conjugue admirablement les deux domaines : l’histoire de l’art et le romanesque. En intégrant l’histoire du vieux journal dans la narration, Maha Harada parvient à retracer de manière précise et fidèle la vie de Rousseau et d’ancrer ainsi ce peintre dans la trame romanesque, mais non pas de manière fantaisiste, mais bien avec rigueur. Ce qui fait qu’on lit ce roman en voulant absolument savoir ce qu’il adviendra de ce tableau et qui des deux sera le vainqueur, mais aussi en apprenant beaucoup de choses sur le peintre, son approche artistique et ses liens avec les autres figures importantes de son temps. La Toile du Paradis est l’œuvre d’une romancière aguerrie, qui conjugue les connaissances d’une historienne de l’art pour ne pas effleurer le sujet, mais véritablement prendre un angle original et tout décortiquer et le talent d’une écrivaine pour transformer tout ceci en une histoire au rythme haletant, gommant ainsi certains pans trop techniques et superflus pour l’intrigue.
Ce roman ne se destine absolument pas à un public d’érudits, ni même spécifiquement à des amateurs d’art, il embarque tout lecteur un peu curieux dans les méandres de l’histoire de l’art, des luttes financières entre mécènes et musées jusqu’au cœur du Paris du XXe siècle. Cloîtré au milieu de la campagne rhénane dans l’immense bâtisse de Konrad Beyler, on se prend au jeu de remonter les siècles afin de juger si le fameux tableau qu’il détient est un vrai, un faux, ou s’il cache un autre tableau. Mais en parallèle on aimerait aussi savoir qu’elle est véritablement l’histoire de cette Orie Hayakawa qui ne desserre pas les dents depuis le début. Puis on se laisse happer par la vie de Rousseau, sa folie créatrice et son parcours artistique. Tout s’enchaîne et l’on perd toute notion du temps, naviguant entre les siècles et les histoires. Et comme dans un grand récit policier, la révélation tombe comme un couperet ; tous alignés dans une pièce, les différents personnages tombent les masques et de ce carnaval des faux-semblants il ne reste qu’un unique parfum : celui de la passion pour l’art, pour ses idéaux, la passion de croire en ses rêves et ceux des autres.
Le Toile du Paradis – 2018
Maha Harada
Picquier
320 p.
20 €
ISBN : 978-2809713411