« Figurant fictif d’une fiction, c’est ainsi que je me vivais. Sans m’alarmer outre mesure. Savoir ce que l’on est ou que l’on n’est pas ne modifie guère le cours des événements. J’habitais une fable cohérente, dont je n’avais pas conscience d’être l’auteur, et m’en accommodais : elle semblait la réalité même. »
Avec Pour Sensi, Serge Bramly nous propose un roman curieux, dissonant, qui ne cessera de nous interroger. Comme des grandes expirations qui laissent sans souffle. Texte profondément intimiste et introspectif, Pour Sensi s’ouvre sur une double perte : le narrateur voit son roman être publié et une femme le quitter. Dépossédé d’une partie de soi en même temps que de l’amour, il ne cessera d’osciller entre son identité arrachée et une volonté de renaissance par l’écriture. Il ne peut se résoudre à voir l’être aimée disparaître. Elle est un absolu qu’il s’est construit. Qu’ils ont construit. Une pièce de jalousie comme seul l’amour peut créer. Mais cette femme qu’il aimait n’était pas la sienne. Lui est en couple, elle mariée, a des enfants. Cette liaison clandestine se joue à la limite de la passion et de l’amour, du désir et du bouleversement. Une chose que l’on ne peut taire et que l’on ne peut exprimer. Rejeté à solitude muette, le narrateur raconte sa rupture et ne peut se détacher de l’ombre de son amante. Il ressasse sans cesse. La narration par fragments disparates est une impossibilité de s’accrocher à autre chose qu’à cette femme. « Lorsque je me remémore cette époque confuse encore dans mon esprit et dont je me garde qu’une impression très générale tant mes journées d’alors se confondaient l’une avec l’autre, il me semble n’avoir vécu durant les semaines (les mois) d’après la rupture que dans l’attente de nos retrouvailles ». Il remplit sa vie avec ce qu’il peut. Ce trou béant qu’est son existence ne se referme pas. Cette sensation de vide l’oblige à tourner pour la première fois son regard vers l’arrière et à arpenter le dédale de causes et d’effets qu’est sa vie, dans l’espoir de comprendre. La figure de Rivka quitte son esprit – et la narration – pour ressurgir quelques chapitres plus loin. Il cherche des réponses. Ne trouve que de nouvelles questions. Sa volonté ? Garder une amitié adultère. Il cherche à aller au-delà de son histoire personnelle en s’interrogeant sur son identité d’arabe immigré. Avec Rivka il était. Maintenant il n’est plus. Il cherche un autre espace d’existence. « Le nous m’appartenait. Pour elle, d’emblée, pas d’amour ni de nous envisageable. » Momentanément assemblée, mais non pas ensemble. Cette apathie prend des airs d’aphonie. C’est au travers de l’écriture qu’il cherchera sa voix. Mais c’est encore Rivka qui sort du silence et des pages. Une histoire comme une circonvolution.
« Ces questions m’effleurent à peine lorsque j’écris, à vrai dire, et que l’histoire a franchi la barre de la centaine de pages. Le bouquin tient son cap. L’intrigue vogue vers sa conclusion, j’écris et, à moins de croiser une armada de tempêtes, ne me soucie de rien d’autre durant les heures de bureau. Mes inquiétudes identitaires somnolent entre parenthèses, de même que le courrier non ouvert dort en pile sur le tabouret de l’entrée, à l’abri d’un drap de poussière. Il souffle un vent favorable. Une bonne étoile me guide. J’écris, c’est mon sauf-conduit, mon brevet de capitaine, ma justification. »
Ce très beau roman est un long questionnement sur soi. D’une extrême sensibilité, il prend à bras le corps ses échecs et cherche à les comprendre. Touchante par sa sincérité, la prose de Bramly nous emporte dans un flot ininterrompu allant de la mélancolie à la joie fugace. Si Pour Sensi est présenté comme un roman autobiographique sur un chagrin d’amour, Serge Bramly nous met surtout face à nos propres identités qui sont en définitive, toutes morcelées. Il revient aussi sur le pouvoir consolateur de la littérature et les impossibilités qu’elle ne peut dépasser. Sur les ombres errantes qui feront toujours partie de nos vies.
Pour Sensi – 2018
Serge Bramly
JC Lattès
256 p.
20 €
ISBN : 978-2709650595