Le soleil est haut sur Lausanne en cette journée estivale. Les rues montantes se gorgent de cette fournaise et la déversent sur les rives du Léman ; bien malheureux celui qui oserait braver la chaleur pour s’aventure sur les hauteurs de la cité. Mais sur une colline au milieu de plusieurs parcs, presque seule sous l’entrelacs de chemins caillouteux bordés d’arbres, émerge la maison de maître de la Fondation de l’Hermitage. La bâtisse domine la ville et l’air y est plus frais sous les branchages. Dans un écrin de silence seulement brisé par le souffle court des joggeurs, une douceur de vivre qui semble imperturbable flotte. Paysages arcadiens, enfants jouant sous le regard bienveillant de leurs parents, une femme faisant la sieste, plantes et fleurs luxuriantes… tout est invitation aux délices et à la rêverie ; mais il est alors question des tableaux enfermés derrière ces murs hâlés ! En ne faisant qu’un avec le décor environnant, la peinture d’Henri Manguin (1874-1949) tourbillonne et s’exclame dans une joie et un hédonisme coloré, faisant de la Fondation de l’Hermitage le théâtre d’un paradis retrouvé. Entre vibrance des tons, fraîcheur de la palette et douceur dans la composition, l’exposition Manguin. La volupté de la couleur, présentée jusqu’à fin octobre constitue l’exposition à ne pas rater de ce début d’été. C’est dans un véritable havre de tranquillité, rythmé par les touches tendres, dans lequel vous pénétrerez et qui vous extraira du quotidien en vous plongeant dans ses scènes d’Arcadie tout empreintes d’une béatitude joyeuse. Rarement exposé en Suisse et encore moins individuellement, Manguin permet une relecture de l’histoire de l’art tout en offrant des tableaux d’une flamboyance inouïe. À ne manquer sous aucun prétexte.
Manguin, un fauve parmi les fauves
Né le 23 mars 1874 à Paris, Henri Manguin suit très vite des cours de dessin à l’École des arts décoratifs. C’est dans cette école qu’il fera la connaissance, moins de vingt ans plus tard, d’Albert Marquet, Georges Rouault et Henri Matisse. Ils entrent à l’École des beaux-arts en novembre 1894 et intègrent l’atelier de Gustave Moreau. Dans ce climat de stimulation intellectuelle et d’entraide, ils formeront un groupe bien connu : les fauves. Pourtant l’un des représentants les plus fidèles à ce mouvement, Henri Manguin n’est pas le peintre le plus connu. Quelque peu délaissé aujourd’hui, il avait pourtant en son temps joué un rôle crucial dans le développement des fauves. La faute à Matisse, Derain, Braque et de Vlaminck qui vampirisent encore aujourd’hui toute l’attention. À une expérience picturale qui ne s’étend guère au-delà de quatre années. La faute également à une production maintenant disséminée entre les mains de nombreux collectionneurs privés, parvenant difficilement à être réunie. Mais si l’on peut trouver des excuses à cette relative faible considération pour la peinture de Manguin, cela fournit également aux historiens de l’art de formidables prétextes pour se pencher à nouveau sur ce grand délaissé de la critique. Comme chaque mouvement ou groupe artistique, le fauvisme compte une ou deux fortes personnalités qui attirent tous les regards et l’histoire de leurs compagnons de route reste peu étudiée. Dans l’ombre de Matisse, Henri Manguin a pourtant produit une œuvre forte, marquée par la lumière méditerranéenne, l’intensité des tons, la puissance des contrastes autant que par la douce sensualité de ses compositions et l’immuable tranquillité s’en dégageant. Chez Manguin on est d’abord saisi par la force du motif avant de céder à la délicatesse des scènes. Mais l’histoire même du mouvement fauviste est difficile à dégager. Si son origine est attestée par l’expression du journaliste Louis Vauxcelles à l'automne 1905, ses contours restent flous. Les amis fauves se réunissent bien sûr dans l’atelier démontable d’Henri Maguin rue Boursault et partagent ainsi une vision artistique, mais il ne s’en dégage pas pour autant une doctrine. Le mouvement regroupe en son sein des personnalités aux trajectoires et aspirations aussi diverses que complémentaires ; le fauvisme accueille plutôt qu’il ne forme. Généralement considéré comme l’aboutissement d’une libération de la peinture initiée par les impressionnistes, le fauvisme se place également comme la première des avant-gardes artistiques du XXe siècle. Autour d’une préoccupation commune essentielle – l’étude de la couleur pure – les fauvistes vont pousser le cercle chromatique dans ses derniers retranchements.
Si Manguin n’est pas le premier nom qui vient lorsque l’on évoque les camarades fauves, il n’en reste pas moins l’un des plus fidèles au mouvement. Privilégiant l’éclat des harmonies, il ne met cependant pas en péril la cohésion des formes, il ne cherche pas à jurer comme a pu le faire Matisse. Manguin est un fauve ardent, mais délicat ; il embrase ses compositions par de larges aplats bouillonnants, puis berce la nature et ses personnages d’un hédonisme rêveur – et rêvé. Manguin appose à chaque tableau une vibration des couleurs : les tons purs sont mis en avant en étant délicatement juxtaposés les uns aux autres, comme une mosaïque chromatique qui s’amoncelle petit à petit. Les compositions ainsi de part en part ondulent sous les reflux lumineux. Ce qui est saisissant aussi chez Manguin et que l’on trouve peu chez les autres fauves, c’est son approche plus directe de la composition chromatique ; il compose volontiers des fonds abstraits sur lesquels se détache la figure principale ou des motifs, imprimant ainsi un traitement innovant à la géométrie de l’espace et laissant le soin à la couleur d’organiser le tableau. Vecteur d’émotions, mais surtout véritable enjeu de la composition, la couleur prend chez Manguin des allures architecturales. Que ce soit les portraits, les natures mortes ou les paysages, tous sont mis en mouvement par la richesse et la densité savoureuse de la palette d’Henri Manguin. Il ne compose pas avec le pinceau, il lèche.
Faire flamboyer la nature et les êtres
Nous sommes en 1904. Manguin expose régulièrement au Salon des artistes indépendants ainsi qu’au Salon d’automne. Ses tableaux empreints d’hédonisme et de sensualité évoquant une harmonie idéale entre l’homme et la nature le font connaître. Puis à la fin de l’année 1904, Manguin décide de faire comme beaucoup de ses contemporains et de séjourner un temps le Midi. Il loue la maison que Matisse vient de quitter après y avoir passé son été, à deux pas de la villa de Paul Signac. Les deux peintres partagent leur enthousiasme pour la lumière vive du Sud et la nature méditerranéenne. La découverte de la Méditerranée inspire à Manguin une dizaine de toiles. On ressent alors très fortement l’influence de Signac sur cette première production méditerranéenne, où les touches de couleur sont apposées par striures régulières et viennent embraser la composition. Mais où Signac se fait doucereux et berce la nature, Manguin lui la fait flamboyer. Il retourne dans le Midi un an plus tard pour se laisser porter par l’atmosphère du Sud encore vierge de touristes ; paysages édéniques ou nus sereins, tous célèbrent la nature et les couleurs du Midi et se voient exposés dans la salle VII du Salon d’automne. C’est d’ailleurs en parlant de cette fameuse salle que le mot « fauves » est lâché par Louis Vauxcelles en octobre 1905. Si les années 1904-05 marquent la naissance de l’attrait du Sud, celles qui suivront seront celles de la puissance et du succès. Il retourne dans le Midi à 1906, à Cavalière, et fait poser sa femme Jeanne en plein air, nue ou simplement drapée. Elle devient son modèle favori et c’est au travers de sa silhouette que l’on peut suivre l’évolution de la peinture d’Henri Manguin. Sa palette ne cesse de se renouveler et atteint désormais une puissance étincelante. Mais une évolution, amorcée en silence déjà quelques années plus tôt, voit le souvenir de Cézanne (décédé en 1906) réapparaître dans les compositions. Audacieux, fougueux et dévorants, les tons de Manguin se drapent quelque peu du caractère plus lourd de celui du maître. À cette époque-là, Henri Manguin connaît un succès grandissant. S’il reste fidèle aux Salons d’automne et des indépendants, les galeries Berthe Weil et Vollard ne sont plus les seules à l’exposer ; ses œuvres se vendent également chez Bernheim-Jeune, où le critique d’art Félix Fénéon s’est vu confier la responsabilité des arts contemporains. Mais son succès dépasse les frontières de l’Hexagone puisqu’il est exposé à Bruxelles, Moscou et Londres. L’intérêt pour son œuvre n’est pas seulement du côté des galeristes, mais évidemment aussi de celui des collectionneurs : Leo Stein s’intéresse à ses tableaux, tout comme les Russes Ivan Morozov et Sergueï Chtchoukine. Sa carrière a décollé de façon assez radicale : Ambroise Vollard achète deux toiles en 1905, puis cent cinquante l’année suivante ! C’est à partir de ce moment-là qu’Henri Manguin devient un nom important de la scène artistique de l’époque.
Les natures mortes comme synthèses
Si l’on connaît bien les paysages arcadiens d’Henri Manguin, on ne prêt souvent qu’un œil distrait à ses natures mortes. Et pourtant elles synthétisent tout l’art de Manguin et sont pour lui autant un terrain de jeu que d’expérimentation. N’ayant de cesse d’explorer le genre tout au long de sa carrière, il imprègne à ses natures mortes une construction rigoureuse et harmonieuse, dans des formes simplifiées et vives. L’apport de Cézanne, dont Manguin a vu les expositions en 1895 déjà puis en 1907, est un pivot dans sa réflexion picturale en particulier pour ce genre-là. Mais ce sont également deux autres personnes qui ont joué un rôle prépondérant dans le développement artistique d’Henri Manguin : entre 1910 et 1913, l’artiste est invité plusieurs fois à la villa Flora de Winterthour par le couple Hahnloser. Là-bas, Manguin se jette sur tout ce qu’il trouve – couvertures indiennes, tapis orientaux, vases, denrées périssables – pour les placer dans ses compositions audacieuses. Hans R. Hahnloser dira même qu’avec le passage d’Henri Manguin, les aliments disparaissaient comme par enchantement !
Manguin et la Suisse
Mais la relation entre Manguin et la Suisse ne se limite pas au couple Hahnloser ! Quand la guerre éclate en août 1914, Manguin se voit reformé. Il suit les conseils de son ami et galeriste Paul Vallotton, le frère de Félix Vallotton, et part mettre sa famille à l’abri du conflit à Lausanne. Si Henri Manguin peut compter sur le soutien de ses amis Arthur et Hedy Hahnloser, Félix Vallotton ou Ker-Xavier Roussel, le froid et le brouillard ont très vite raison de son moral. Même ayant perdu le goût de la peinture, Manguin gratifie l’arc lémanique de plusieurs vues merveilleuses, saisies sous la neige la plupart du temps. Il décide de venir à Colombier en été 1917 et c’est sur les berges du lac de Neuchâtel qu’il reprend véritablement goût à la peinture de paysage, la nature calme et sereine du littoral lui remémorant les doux souvenirs du Midi. La dernière salle de l’exposition fait donc état de ce pan de carrière généralement méconnu du peintre parisien et donne une résonnance particulière à cette rétrospective. Des coloris chatoyants et mordants on passe à des tons plus mélancoliques, plus veloutés, mais qui donnent toujours à la composition cet éclat si singulier. Avec cette exposition, la Fondation de l’Hermitage permet à un large public de découvrir le travail d’un artiste très rarement exposé individuellement et permet d’aborder d’une autre manière l’histoire de l’art en replaçant Henri Manguin à la place dont le temps l’a déchu. Splendide dans ses explosions de couleurs et dans ses lumières qui bercent l’œil et l’âme, cette exposition nous plonge dans une douce rêverie, en voyageant du Midi au rude hiver lémanique, en passant par la sensualité des corps dénudés et des paysages gorgés de vie. À côté des tableaux d’Henri Manguin, on se sent serein, heureux, et c’est un délice d’arpenter les couloirs de l’institution lausannoise !
Manguin. La volupté de la couleur
Fondation de l’Hermitage
Route du Signal 2
1018 Lausanne
Exposition temporaire à voir jusqu’au 28 octobre