Todd Hido, Untitled #10552-C, 2011. © Courtesy Alex Daniels, Reflex Gallery, Amsterdam
Ce jour-là, il ne fait ni vraiment chaud, ni vraiment froid. Quelques lourds nuages parsèment le ciel et soupèsent les petites rafales. Lorsque j’ai posé le pied sur le quai, j’ai eu l’impression, assez directement, d’être versé dans une gare reculée, où ne passent qu’un ou deux trains par jour. Une de ces gares battues constamment par la pluie et le vent, sur les hauteurs d’un village qui ne s’étale que le long d’une seule route. C’était une impression, mais la réalité n’était pas si loin. Taillée dans le souvenir, la ville du Locle semble figée. Pour descendre de la gare, il me faut serpenter deux petites ruelles bordées d’arbres et de bancs publics, m’engouffrer entre les façades blanchies des maisons, passer devant la terrasse d’un restaurant aux chaises de camping, contourner une fontaine puis longer la rue principale, où le blanc opalescent des habitations est prolongé par des couleurs vives, criardes, découpées dans des places de jeux, des petits commerces et des immeubles. Alors, un cochon en plastique devant une boucherie, un ancien office postal, une brasserie et un salon de tatouage/piercing à l’écriteau flash me séparent encore de mon point de chute : le musée des beaux-arts du Locle. Le chemin est jonché de vieilles maisons aux briques branlantes, de bancs de bois rongés, de ruelles pavées étroites, puis de constructions aux tons chatoyants, des terrasses lumineuses et ouvertes, des devantures modernes. Il n’y a pas d’entre-deux. On passe d’un monde à l’autre en un soufflement. J’ai laissé derrière moi désormais toute cette architecture, mais aucune silhouette n’a croisé mon chemin. Le Locle est une ville sans visage, une sorte de bourgade posée sur le temps. Pourtant, il y flotte un charme de vacances. La dernière fois que j’y étais venu, c’était pour me faire caillasser lors d’un match de foot. Cette fois-ci, des pierres plus grosses, martelées en façades, se dressent devant moi. Je ne m’expliquerai jamais ce qu’un musée de cette envergure, avec une programmation ambitieuse, fait dans une ville hors du temps comme celle-ci. Il y a un côté écrin caché. Toujours sous ces mêmes interrogations, j’entre enfin au musée des beaux-arts.
Dramaturgie picturale
A côté de l’accueil, un vaste espace faisant office de café donne sur la rue. De l’autre côté, les escaliers qui permettent d’accéder aux expositions, à l’étage. Directement au premier palier, ce sont les photographies de Garry Winogrand qui me font face. Je suis seul dans le musée ; je laisse ma silhouette se balancer entre les nombreux autres profils de femmes qui tapissent les murs, en noir et blanc. Plus de quarante ans nous séparent : elles à New York, moi au Locle. Icônes de cette société alors en pleine révolution sexuelle, les femmes de Garry Winogrand agitent l’espace, le martèlent, semblent crier dans chaque coin. C’est un beau travail, très vif, vindicatif, mais je continue mon chemin. Je reviendrai peut-être plus tard, en chemin inverse, sur cette mosaïque de polaroïds. J’étais principalement venu pour Todd Hido, quelques salles plus loin. Un photographe d’un style purement new-yorkais lui aussi. Un portrait de femme, en noir et blanc encore, me fixe. C’est ma première rencontre avec Todd Hido. L’une des seules fois où un de ses personnages soutient le regard, ne se dérobe pas au visiteur. La visite débute sur une injonction. « Regarde ». Je m’approche pour la fixer à mon tour ; yeux en amande prolongés par un trait d’eye-liner, cheveux au carré, lèvres charnues, gorge nue. Un trouble grandit. Le titre est aussi énigmatique que la femme : #10512. Il ne dit rien de plus que ce que l’intensité véhicule. Seulement maintenant, je m’extrais de cette photographie qui aimante tout, et moi le premier. En face, sur un grand mur blanc, étiré, sont alignées d’autres photographies. En couleur, de différents formats, elles se présentent comme une sorte de storyboard, s’articulant dans toutes les directions, faisant dériver le regard du spectateur au gré des scènes. De loin, c’est un patchwork de nuances et d’ambiances qui se détachent sous mes yeux. Je dois me rapprocher pour m’intercaler dans les replis des photographies, sillonner ce paysage lisse. Il se passe indéniablement quelque chose et je dois savoir quoi. L’univers de Todd Hido est plus cinématographique que photographique. Une maison qui est à l’abandon, à l’extrémité gauche, posée à côté d’un paysage embué (peut-être une clairière ?) servant de soutien à trois petits formats : des affaires personnelles en vrac, une blonde en brassière jaune, une affiche publicitaire. Une histoire se tisse déjà. Des scènes qui semblent être arrachées à leur décor d’origine mais qui, mises bout à bout, déroulent un scénario. Non pas une narration forcée, mais une narration détournée, qui ne s’exprime que par les détails. Une voiture vue de derrière sur une route caillouteuse délimite le plan. Vers quoi s’achemine-t-on ? Un horizon indistinct, brouillé par la poussière soulevée. Une autre bâtisse, dans un format encore plus grand, répond à la première image. La narration suggérée paraît être cadrée par ces deux façades nocturnes. Encore quelques scènes d’intérieur et d’extérieur suivent. Un grand format rectangulaire, dans les tons sépia, clôt la dramaturgie picturale. Mais au centre du second volet de ce diptyque, une image se dégage. Celle de l’affiche, plus petite que je l’avais imaginée. Une lumière verdâtre baigne la scène, clairsemée par un lointain ciel orangé ; un bâtiment en tôle fait face à une sorte de garage en bois et devant, une voiture. Il n’y a aucune action dans ce plan, pourtant rien n’est immobile. Les lumières, les ambiances, les ombres, tout flotte dans un climat irréel. Une moitié de la scène se joue sur l’image et l’autre paraît se reconstituer derrière moi. Je regarde cette voiture garée devant la maison en même temps qu’on semble m’observer. J’ai l’impression d’être un inspecteur de police d’un de ces polars américains. Sans montrer aucune silhouette, Todd Hido brosse le portrait d’un héros solitaire errant sur les routes, au bord de motels. Un mysticisme étrange se dégage de paysages, baignés de figures absentes. Une légère mélancolie passe, comme un coup de vent qui balaie le sol. Une solitude vaporeuse. Je m’extrais de l’œuvre, mais pas de la salle. Je me retourne et mon regard frappe le mur blanc en face. Comme dans une chambre noire, j’ai besoin que ma vision se reforme, calmement. Je me rends compte maintenant qu’une agitation sourde m’avait envahi. Sans artifice, l’univers de Todd Hido est porteur d’angoisses enfouies. Des cicatrices délaissées. « Je photographie comme un documentariste mais je fais mes tirages comme un peintre ».
Narration contraire
Dans la même salle, dans le prolongement du mur découpé par une porte, sont disposées en vague neuf photographies. Elles sont plus directes, interpellent plus frontalement. Des corps se prélassent à la verticale. Le tout est agencé comme un sonnet: une gradation, une stagnation, puis de nouveau une gradation. A gauche les paysages nocturnes, à droite les chambres. Des fragments extérieurs comme intérieurs. Le crème des corps dénudés. Le brun terne de la nuit. Les visages me fixent mais on ne m’observe plus à la dérobée cette fois. Je scrute chaque image, chaque élément. Un air de vacuité se dégage de chaque prise de vue. Comme des natures mortes digitales. Je suis tenu à distance de ces êtres et de ces habitations, pourtant j’y accède quand même. Il y a une distance intime. Une connivence voyeuriste. C’est à se demander si tout est mis en scène ou si c’est cette proximité fugitive qui me met mal à l’aise. Ce n’est que plus tard que je penserai à un poème de Jaccottet.
« Tout au fond de ma rêverie, est- ce une idylle qui tremble et le déforme comme ce qu'on devine au fond de l'eau, rubans et feuillages, une fête rustique comme il ne s'en fêtera plus? Je rouvre les yeux, pour retrouver les labours et l'herbe ensoleillée. » Paysages avec figures absentes, Philippe Jaccottet
Encore empli de cette ambivalence perturbante, je quitte l’espace clos pour entrer dans la salle suivante, un long couloir où la lumière naturelle se déverse par le plafond transparent. Une grande série de photographies s’étirent sur le mur de droite, tandis que le mur de gauche n’est picoré que de deux uniques tirages, un peu espacés. Je navigue distraitement entre les œuvres. Je tourne finalement les talons et sors par l’entrée opposée. Sur le mur blanc, ressort en lettres noires : « TODD HIDO. IN THE VICINITY OF NARRATIVE ». Je viens de visiter l’exposition à l’envers. Ce n’est alors pas la scénographie qui suggérait une narration, ce sont les photographies elles-mêmes. La narration s’affranchit du déroulement.
Todd Hido. In the vicinity of narrative
Musée des beaux-arts du Locle
Marie-Anne-Calame 6
2400 Le Locle
Exposition temporaire à voir jusqu’au 27 mai