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Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Casse-gueule, un volcan littéraire



« Là, on s’empare délicatement de son visage tout chaud, un peu fébrile. Tout est encore si harmonieux, si bien dessiné sur cette surface sacrée. Mais on perçoit déjà, comme un artiste qui ferme un œil et fait voler ses doigts devant la toile vierge, le potentiel éruptif, le futur champs de ruines, la beauté extravagante du chaos. »

Que peut-on dire d’un livre qui possède tout ? C’est le terrible constat que j’ai dû faire. Après un magistral premier roman, De la bombe, Clarisse Gorokhoff récidive; si son précédent livre était un texte empli de fougue et porté par une langue imagée, scandée et dévorante, celui-ci est plus construit, en étant toujours aussi bien écrit. De la bombe avait vu naître une écrivaine, Casse-gueule consacre une romancière. Retour sur cette merveille de roman qui est déjà l’un des livres les plus aboutis et volcaniques de 2018. Et vous serez prévenus : Casse-gueule se lit avec des Post-it à portée de main, tant les pages regorgent de passages à lire et relire.

Déambuler dans les rues jonchées de questions

L’histoire commence le pied au plancher. Pour le lecteur, pas le temps d’apprivoiser l’univers, les personnages : Gorokhoff démarre la narration en sautant un événement, pour ne nous donner que sa conséquence : un beau soir, à Paris, Ava se retrouve défigurée. Par qui ? Elle cherche à le savoir. Mais non pour se venger. Pourquoi alors ? se lamente sa mère. Et pourquoi ne va-t-elle pas porter plainte ? Pourquoi rester si passive ? Une somme énorme de questions se posent à nous. Mais aucune ne trouve de réponse, un climat mystérieux, aux limites de l’angoisse, berce le récit. Dès lors, une errance dans la capitale piquée de cynisme et de désabusement guide le lecteur autant qu’elle le désoriente : si Ava ne cherche pas vraiment à savoir pourquoi on l’a passée à tabac un soir dans la rue, nous lecteur, on le cherche. On ne comprend pas l’attitude d’Ava. On cherche à lire entre les lignes. On veut savoir pourquoi elle en veut autant à sa mère. Pourquoi son petit ami se contrefiche de cette histoire. L’existence d’Ava est remplie de silences, de vides et on le devine, d’ombres. Alors, sans autre choix, on se laisse porter par cette errance forcée. Toute la première partie du roman sera caractérisée par cette déambulation sourde et inexpliquable, où Ava fait sauter les masques sociaux. Seule sa mère s’acharne à vouloir la reconduire dans la normalité. Mais sa singularité, désormais, est une arme. Si la perte de son visage ne semble pas attrister Ava, un autre mal, plus dissimulé, la fait souffrir : elle a la nausée existentielle. Parmi ses semblables, ces écorchés de la vie, ces broyés du quotidien, elle trouve un embryon de réconfort. Ava ne cherche finalement qu’à se sentir reliée à quelque chose de non futile. « Paris est un océan, tout petit, une mer, une rivère, un ruisseau, la source d’histoires belles et tristes et drôles, lumineuses asphyxiantes. Des régicides, des parricides, des homicides, de très beaux suicides – feux follets insaisissables. Et puis de splendides histoires d’amour – un jour, se dit-elle, elle y écrira la sienne. » Sans visage, on possède toutes les histoires.

Un récit aussi habile que bien écrit


Un jour nouveau pour une gueule nouvelle. Désormais Ava se faufile dans les interstices de ce quotidien auparavant si lisse. Avec son visage au scalpel, c’est une autre manière de voir le monde et de se faire voir par lui qui s’impose. Sans pincette, avec le coeur, avec les tripes. Sentir les existences pulser. Si elle n’a plus que la moitié de la peau sur son visage, c’est le monde qui a perdu son masque. Ainsi, sous la forme d’une quête sans but, c’est une réflexion sur la beauté qui se dessine, brossée par les contours d’une plume âpre et pourtant mélodieuse: la vraie beauté, est-ce cette chose froide et terne ou cette puissance impossible à canaliser, une force d’énergie vitale qui explose ? « Par deux fois des mains inconnues se sont posées sur son visage. La première fois pour le détruire ; la deuxième, pour tenter de le réparer. De ce double mouvement porté sur ce qui n’était, jusqu’à présent, qu’un joli masque social, Ava veut faire quelque chose de vital que rien ne pourra nier, entraver ou corrompre. Une œuvre d’art. »

Dans un style nerveux, avec des chapitres très courts, Grokhoff effile le récit. Elle le fait se tendre jusqu’à son extremité. Un énorme soin est porté à la langue, mais la construction romanesque est pensée avec tout autant de soin. La première partie commence avec cette phrase : « Son visage, plus nu que jamais, est un champ de ruines. » Et comment débute la seconde partie ? Par ceci : « La maison est située en hauteur d’une rue escarpée, sombre et touffue, non loin des Buttes-Chaumont. La moitié de la façacde donnant sur la rue est dévorée par la vigne sauvage. » Tout en finesse, Gorokhoff charpente son récit par parallélismes, en confrontant les visages, les regards, les « façades ». Bien sûr ici il n’est pas vraiment question de la façade de la maison ; la romancière transpose le regard que l’on a posé sur Ava à un regard plus englobant, sur l’apparence des choses. Dans un monde où tout tombe en ruines… Puis soudainement, alors qu’on pensait lire un texte déambulatoire, tout bascule. Une seule apparition qui décante tout. Dès lors tout le texte est porté par un propos, et certains mystères du début trouvent leur justification. D’autres naissent. C’est une autre histoire qui s’ouvre, une existence où Ava se glisse brutalement. En très peu de pages – une petite centaine – Gorokhoff joue avec les codes narratifs et construit un faux thriller, où la seule ambition est là encore, de martyriser la joliesse.

Une langue volcanique

Mais dans ce roman, s’il est une beauté qui n’a besoin de rien pour s’affirmer et qui ne souffre d’aucune contestation, c’est bien la beauté de l’écriture de Gorokhoff ! Des mots comme des funambules, lourds de tension et d’angoisses mais qui maintiennent avec une habileté chirurgicale le récit. Gorokhoff joue avec la ponctuation, avec les rythmes. Elle décortique la phrase, la rend tour à tour charnelle et décharnée. Une langue sculptée dans l’ivresse des sens, dans un esthétisme pur, dans l’impulsion des harmonies. Un souffle romanesque assumé, créatif et terriblement déroutant. Gorokhoff s’affirme incontestablement comme l’une des voix les plus originales, déjantées et rafraîchissantes de ces dernières années ! Et je vous dirais bien que rien que pour cela, il vous faut lire son (ses) roman(s), mais c’est faux : vous devez lire Gorokhoff pour tout le reste aussi ! Ça fait bien longtemps que je n’avais pas lu un roman aussi fou, un roman où l’histoire et la langue nous happent totalement – et où tout au final est maîtrisé.

Casse-gueule – 2018

Clarisse Gorokhoff

Gallimard

240 p.

18.50 €

ISBN : 978-2072791772

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