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  • Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Bacon-Giacometti, la création compulsive



Alberto Giacometti et Francis Bacon (1965), tirage gélatino-argentique © Graham Keen

Londres, 1965. Les couloirs de la Tate Gallery sont encombrés de monde, tous affairés aux préparatifs de la nouvelle exposition, celle d’un sculpteur suisse. Quelques mètres plus loin, à l’écart, l’artiste discute activement avec un autre confrère et ami. Un photographe immortalisera cette scène. Plus de cinquante ans après, ce cliché ouvre la première exposition réunissant les deux artistes. Lesquels ? Le peintre anglais Francis Bacon et le sculpteur suisse Alberto Giacometti, exposés conjointement pour la première fois à Bâle !

Un face-à-face inattendu

C’est une exposition d’envergure que présente dès le 29 mai la Fondation Beyeler, faisant dialoguer deux figures emblématiques de l’art du XXe siècle, tant amis que rivaux. Alliant œuvres majeures et pièces plus rarement exposées, voire inédites, l’exposition Bacon-Giacometti explore les rapports que les deux artistes ont pu avoir, en confrontant leur vision extrêmement singulière de l’art. Beaucoup de similitudes s’en dégagent, mais aussi de grandes différences. En juxtaposant des regards artistiques aussi percutants, ce n’est pas seulement deux productions que l’on rapproche, c’est surtout une percée centrale qui s’opère, dans la relation que peut entretenir l’artiste au monde. Sans travestissement, ce sont des thématiques simples – l’amour, la vie, la sexualité, la solitude, la violence et la mort – qui sont catapultées dans les murs de la Fondation Beyeler, tantôt sculptées sur le vif, tantôt brossées rageusement sur la toile.

La rencontre de deux artistes établis

Lorsque Bacon et Giacometti se rencontrent pour la première fois au début des années 1960, c’est par l’entremise d’une amie commune ; l’artiste Isabel Rawsthorne. La carrière de Bacon est alors en plein essor, il travaille activement sur la représentation du nu féminin et s’est vu exposé à New York, à la Biennale de Venise, à Paris. Il est alors un artiste établi. Alberto Giacometti, quant à lui, est en plein renouveau dans son style. Les rudes années de l’après-guerre tassent un peu ses ventes, les objets de design et d’art ayant de la peine à se vendre… A la suite d’une séance de cinéma, une série de questionnements le hante : comment l’homme interagit-il avec l’espace ? Ses réflexions débouchent sur un style nouveau, où les figures s’allongent, prenant place sur un socle massif. Quelques années plus tard, on saura qu’il aura complètement bouleversé l’histoire de la sculpture. Dans les années 60, ce sont donc deux artistes à l’apogée de leur carrière qui se rencontrent pour la première fois. Qu’ont-ils pu se dire ? On ne le sait pas. Ce que nous savons en revanche c’est que tous les deux, dans des registres très différents, ont une foi en la figure humaine, fragmentée, distordue, balafrée, exprimant une individualité forte. C’est le premier rapprochement qui s’affirme lorsque l’on pénètre dans le sanctuaire bâlois qui leur est réservé. Mais au détour des salles, on est surpris de voir à quel point leurs œuvres semblent dialoguer et cristallisent véritablement tout un regard, aussi bien de déconstruction que de modelage. De l’étonnement, il y en a !

Une tension comme force permanente


Cette exposition se lit et se vit comme une véritable montée en puissance. Tout l’enjeu est porté par l’avant-dernière salle, espace énorme où deux parterres de sculptures de Giacometti – des petites et des monumentales – font face aux imposants triptyques de Bacon. La scénographie est très sobre : il n’y a aucune extravagance et les œuvres sont là, dociles. Mais quelle tension ! Peu importe où que l’on soit dans la salle, on est irrésistiblement happé par ce second parterre aux imposantes silhouettes décharnées. On en fait le tour d’une démarche incertaine, une sorte de claudication forcée par le regard des statues penchées. C’est tout un double jeu de regards et de mouvements qui dynamise l’espace : les sculptures de Giacometti se toisent et répondent aux peintures de Bacon. Etrange sensation… On a l’impression d’être au centre d’une procession que nous devons suivre. Il y a une incroyable force qui se dégage de l’ensemble ; posés là, formant plusieurs triangles, les plâtres tirent à eux toute la salle, créant un effet centrifuge déroutant. On ne peut pas s’arrêter et contempler peintures et sculptures, on est mû par une quelconque force, obligé de circonvoluer. C’est précisément cette tension qui construit cette salle, si ce n’est l’exposition dans son entièreté. Une tension entre le spectateur et les œuvres, qui n’exprime rien d’autre que la tension que l’artiste établit avec le corps qui lui fait face. Giacometti était un sculpteur d’une exigence absolue avec ses modèles, les faisant poser des heures, sans bouger, jusqu’à ce qu’ils s’abandonnent complètement. Les modèles ainsi sculptés apparaissent sans âge, sans anecdote, figés dans un temps qui ne se dérobe plus. L’apparence se défait. C’est l’expérience de la présence ! Où que l’on aille dans l’exposition, on est poussé par quelque chose, sans cesse redirigé. Derrière le visible de la scénographie se cache l’invisible champ de forces des deux artistes ; en singularité et en interaction. Bacon, comme Giacometti, se livre aux fluctuations de la tension. « Qu’il peigne d’après modèle ou, plus généralement, d’après photographie, il se décrit comme agissant par un mouvement incontrôlé, soumis aux aléas des accidents » [1] le rappelle Catherine Grenier, commissaire de l’exposition et directrice de la Fondation Giacometti à Paris. Ce qui est frappant lorsque l’on visite l’exposition Bacon-Giacometti, c’est que ce ne sont pas deux artistes qui se font face et se répondent. Les peintures de Bacon se mêlent aux sculptures de Giacometti, les ciselures des figures du second se prolongent dans les distorsions de celles du premier, les espaces se font conjoints. Ils habitent l’endroit dans une même poussée.

Entre destruction et force silencieuse

Si une inexorable expérience de présence baigne les neuf salles, et en particulier la huitième, il y a aussi un autre rapport à l’existence qui se développe. Cette existence, Bacon et Giacometti la saisissent d’une façon similaire : ils creusent les traits, accentuent les particularités, rendent de façon crue la force et le vide des visages. On admet volontiers l’œuvre de Bacon plus violente que celle de son confrère helvétique. Et pourtant, quelle violence il y a à sans cesse cisailler ces visages, ces corps, y compris les originaux en plâtre ! Eternel insatisfait – s’il existe des artistes satisfaits –, Giacometti est mû par des impulsions qui le poussent à toujours enlever plus de matière sur ses sculptures, à les dépouiller de leur chair, jouant avec les limites. Le tempérament de Giacometti est incontestablement marqué par cette violence. Ses modèles en terre, façonnés par des mains rocailleuses pleines de hargne, sont retravaillés à la pointe du canif, nerveusement. Il leur imprime les cris de son âme et la vibration de l’instant. Cette forme de violence sourde peut s’observer dans chaque incision. « Dans toutes les œuvres qu’il réalise depuis son retour en France après la guerre jusqu’à sa mort, une force destructive sous-jacente mine la forme, la brutalise, la réduit au silence » [2] développe encore Catherine Grenier. Chez Bacon, cette violence prend d’autres atours. C’est la brutalité du fait. D’ailleurs l’artiste refusera toujours de considérer sa peinture comme « violente », lui préférant la caractéristique d’immediacy, qui exprime bien plus cette prise au vol de la réalité dans toutes ses formes, surtout les plus distendues. Ce que les spectateurs perçoivent comme violent et qui est présent dans chacune des toiles exposées à Bâle, c’est justement ce traitement que le regard de l’artiste inflige au corps humain. Ce qu’il refuse dans le terme de violence, c’est ce caractère stérile et morbide, lui qui veut au contraire célébrer la force vitale qui émane de l’émotion brutale. Et qui ne peut donc passer que par une présence écrasante !

La figure humaine, un fil rouge obsessionnel


Bacon, Three studies of figures on beds (1972), huile et plâtre sur toile, (triptyque) chacun 198 x 147.5 cm. Esther Grether Collection privée © The Estate of Francis Bacon. All rights reserved / 2018, ProLitteris, Zurich. Photo: Robert Bayer

Sur la quantité d’œuvres présentées à Bâle, très peu représentent autre chose que des corps humains ou des visages. Bacon et Giacometti possédaient cette inébranlable foi en la figure humaine, qui découle de leur combat artistique majeur : la défense de la figuration et le refus de verser dans l’abstraction, de plus en plus dominante à l’époque. Même si les silhouettes se retrouvent décharnées et distordues sous la main des deux artistes, ce n’est pas pour donner une connotation politique ou sociale ; la figuration chez eux s’impose comme source de puissance créatrice. La figure humaine – corps, têtes, fragments – est inlassablement décortiquée, explorée, et habite véritablement l’exposition. Si l’expérience de la présence et de la tension fonctionnent comme point nodal, la figure humaine déclinée de plusieurs manières chez les deux artistes constitue un fil rouge thématique et obsessionnel. La seconde salle, celle après le préambule du portrait d’Isabel Rawsthorne, relie l’homme et l’espace. Lorsque l’on pénètre dans cette salle, une sculpture attire le regard : La Cage (1950). Elle est emblématique de la série de structures que Giacometti a consacrée à cet aspect de la représentation des figures dans l’espace. Doublement emblématique même, car l'omniprésence de son interrogation sur le réel et sa représentation le fera exclure du groupe des surréalistes dès 1934. Contrairement à André Breton qui pense savoir "ce que c'est qu'une tête", Giacometti va durant toute sa vie scruter les visages pour en tirer la vérité et l'essence de la nature humaine. Et puis se joue ici un dialogue : deux figures se regardent, silencieusement. L'homme contemple la femme, figure en pied, bras le long du corps, posée sur un petit socle qui la fait le dominer. Deux formes effilées emprisonnées au sein d’une cage filiforme, soutenue au sol par une armature plus massive. Deux formes comme deux faces de l’humain, deux ombres dans un dialogue muet. Chez Bacon, on retrouve ces mêmes figures emprisonnées, mais la composition est plus enchevêtrée, comme dans Figure in Movement (1972) exposée dans la même salle. Souvent, le peintre américain enferme ses personnages dans des décors assez simples (beaucoup de fonds monochromatiques, des chambres, des pièces vides) mais où les lignes se chevauchent et tissent une structure spatiale arachnéenne. L’homme est au cœur d’un maillage de répression et de contrainte.

Solitude lancinante


Ces corps soumis à un dépouillement extrême, chez Bacon aussi bien que chez Giacometti, semblent prendre toute la place et avaler l’espace. Pourtant, si l’on arrête son chemin et que l’on se place en face, ces silhouettes puissantes ou infinies semblent se recroqueviller, comme prises de convulsions. La chair se rétracte, et toute l’énergie vitale se cristallise au milieu de la composition, faisant converger toutes les forces extérieures en ce centre névralgique. C’est tout un jeu d’échelle qui se met en mouvement, à travers cette compression extrême des formes. En réduisant ainsi leurs personnages, Bacon et Giacometti les placent dans un dénuement de tous les instants. Ils forcent le regard. De ces portraits, il se dégage une impression angoissante. Mais c’est surtout une immense solitude qui s’exprime ; au silence et à l’immobilité des silhouettes de Giacometti répondent le cri silencieux et l’intensité des corps désorientés de Bacon. Les personnages des deux artistes semblent se livrer un âpre combat contre eux-mêmes, n’atteignant jamais le répit, se tordant dans tous les sens sous l’œil voyeuriste du visiteur. Cette solitude, c’est le fruit de toutes les tensions – physiques et mentales – qu’ils ne peuvent plus retenir, que l’artiste n’a plus pu retenir non plus, et qui tracent leur sillon, jusqu’à exploser. C’est une solitude lancinante.

Au travers d’une confrontation parfois peu évidente au premier abord, l’exposition rejoue véritablement certains enjeux artistiques cruciaux de Bacon et Giacometti, en proposant au visiteur une sélection très homogène d’œuvres (peintures, sculptures, dessins) dont certaines très rarement exposées. La richesse de ce dialogue tient beaucoup dans le fait que la scénographie ne cherche pas à imposer un propos, mais laisse flotter quelques pistes, qu’il suffit d’accrocher ou non. De toute évidence, l’avant-dernière salle vaut à elle seule la visite : on y entre cherchant quelque peu les correspondances entre les deux artistes – peut-être troublé – on arpente ces mètres carré baignés de lumière et toute la puissance de ce duo éclate, à tel point que l’on refait l’exposition dans l’autre sens avec l’illusion de désormais tout comprendre. Le seul bémol, malheureusement récurrent à la Fondation Beyeler, est la quasi absence de textes explicatifs, soit sur les murs ou dans une brochure. L’initié aura plaisir à se fier à son seul intellect, son seul instinct, et devoir batailler pour appréhender l’exposition, mais celui connaissant assez mal l’univers et la démarche des deux artistes pourrait se sentir perdu. Certes il reste les audioguides, mais un support plus direct ne fait jamais de mal… Malgré ce détail, quelle réussite ! Pressentie comme l’un des événements artistiques phare de ce second trimestre, l’exposition Bacon-Giacometti l’est incontestablement ! A apprécier tout l’été et jusqu’à l’automne.

Bacon-Giacometti

Fondation Beyeler

Baselstrasse 77

4125 Riehen/Basel

Exposition temporaire à voir jusqu’au 2 septembre

[1] Catalogue de l’exposition p. 17

[2] ibid. p. 4

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