top of page
  • Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

"L'art dégénéré" et la Collection Gurlitt



© AFP

C’est sous un titre à rallonge que le Kunstmuseum de Berne présente pour quelques jours encore une exposition dédiée à l’art dégénéré, sous plusieurs de ses problématiques. Car si le titre de l’exposition est éminemment long, c’est qu’il dissimule énormément de thématiques et d’angles d’approche. Pour un sujet très épineux, il fallait se démultiplier !

Organisée en étroite coopération avec la Bundeskunsthalle de Bonn, l’exposition Collection Gurlitt. Etat des lieux se présente comme un double éclairage : à Bonn l’accent est mis sur les conséquences des spoliations nazies, tandis qu’à Berne c’est tout l’art dégénéré qui sera décortiqué, allant des différentes écoles artistiques jusqu’aux logiques politiques ayant conduit à la destruction ou la vente de cet art.

Une Collection qui refait surface

En février 2012, les douaniers allemands mettent la main sur d’innombrables chefs-d’œuvre, tapissant les murs d’un appartement munichois appartenant à un vieux misanthrope. Son nom ? Cornelius Gurlitt. Puis deux ans plus tard, nouveau rebondissement dans l’affaire : c’est à Salzbourg cette fois, que l’on retrouve plus de 200 toiles, toujours dans un appartement de Cornelius Gurlitt. Si cette affaire monopolise toute l’attention, c’est que le père de Cornelius Gurlitt, Hildebrand, est accusé d’avoir participé aux vols d’œuvres d’art orchestrés par les nazis, visant principalement les artistes « dégénérés ». D’emblée, cette collection va monopoliser bon nombre de spécialistes de tous bords (critiques d’art, historiens, restaurateurs) jusqu’à devenir un cas d’école. Et continuer de soulever des questions… D’abord présentée comme un trésor nazi disparu, la Collection Gurlitt égrène d’autres interrogations: d’où provenaient réellement ces œuvres ? Comment Hildebrand Gurlitt les avaient-elles acquises ? Et comment ce trésor avait-il si longtemps pu échapper à la vue des spécialistes ? Nous savons désormais que ce trésor est composé de plus de 1500 œuvres, dont 150 sont exposées ici à Berne, toutes attestées comme ne provenant pas de spoliation nazi. Une question reste toujours en suspens : pourquoi le Kunstmuseum a-t-il été désigné comme légataire universel par Cornelius Gurlitt, alors qu’aucun lien ne rapprochait vraiment la famille Gurlitt et l’établissement de la capitale ?


Gurlitt conduisant une visite guidée à l'exposition de São Paulo en 1954 © Kunstverein Düsseldorf

L’ancrage de la famille Gurlitt dans le monde de l’art remonte au XVIIIe siècle. Hildebrand Gurlitt profita de son patronyme et de la renommée de ses ancêtres pour se faire une place dans la société bourgeoise. Son père était architecte et historien de l’art, son grand-père un paysagiste célèbre et sa tante était l’écrivaine Fanny Lewald. C’est très tôt qu’Hildebrand Gurlitt choisit l’art comme destinée : après des études en histoire de l’art à Francfort-sur-le-Main, à Berlin puis à Dresde, sa ville natale, il prit la direction du musée de Zwickau (1925). Il perdit son poste car il avait acheté et exposé des œuvres anti-guerre et de l’art expressionniste ou abstrait. Il devint directeur du Kunstverein de Hambourg en 1931-1933, avant de perdre sa place, de nouveau pour les mêmes raisons. A mesure que le Parti national-socialiste des travailleurs allemands se renforçait, les directeurs de musées tels que Gurlitt subissaient des pressions. Figure emblématique de l’art moderne allemand, Hildebrand Gurlitt présente également une face plus contradictoire, puisqu’après avoir été un défenseur de l’art moderne comme directeur de musée, il devint l’un des plus grands marchands d’art du Troisième Reich…


Mackes, Im Schlossgarten von Oberhofen (aquarelle)

L’exposition donne à voir pour la première fois les tableaux majeurs amassés par Hildebrand Gurlitt, qui furent pour la plupart saisis dans les collections allemandes lors de l’opération « Art dégénéré ». Rein Wolfs et Nina Zimmer, directeurs respectifs des musées de Bonn et Berne expliquent dans un communiqué commun, qu’avec cette exposition ils souhaitaient « rendre hommage aux personnes victimes des voleurs d’art [sous le] national-socialisme, ainsi qu’aux artistes diffamés et persécutés par le régime. » Une volonté et une ambition saluée par le président du Congrès juif mondial. C’est une double thématique qui sillonne l’exposition : rendre compte de la spoliation organisée par le Reich et traiter des campagnes de diffamation avec l’opération « Art dégénéré » en présentant les différentes écoles artistiques et les liens des artistes avec Hildebrand Gurlitt. Avec un ouvrage salutaire qui accompagne l’exposition, rendant compte de l’état des recherches menées jusqu’à présent autour de la Collection Gurlitt.

« L'art dégénéré », du contexte aux artistes

Un bref rappel : l’expression « art dégénéré » (« Entarte Kunst ») était une formule de propagande nazie utilisée pour dénigrer l’art moderne, et les artistes juifs. La saisie de plus de 20'000 peintures, sculptures et gravures dans les musées allemands est emblématique de l’entreprise de démolition engagée contre la culture libérale. Parmi les œuvres qui n’étaient pas compatibles avec la vision de la culture du régime nazi, on trouve principalement des pièces expressionnistes, dadaïstes, surréalistes, cubistes ou fauves. Les artistes « dégénérés » furent quant à eux persécutés. L’exposition L’art dégénéré » – confisqué et vendu présente essentiellement des œuvres sur papier, des gouaches, des aquarelles, des bois gravés en couleur, des dessins ou des estampes. Quant aux artistes représentés ici, ce sont souvent ceux proches des mouvements modernes gravitant autour de la ville d’origine de Hildebrand Gurlitt : Dresde.


Munch, August Strinberg (lithographie)

L’exposition commence par baigner le visiteur dans les œuvres de la Berliner Secession. Fondée en 1898, l’association avait pour but de s’opposer à l’académisme du marché de l’art. La Secession devint rapidement le lieu de ralliement de tous les courants modernes de l’époque, et en particulier de l’impressionnisme et du premier expressionnisme. Parmi ses célèbres représentants, on peut citer Max Liebermann, Edvard Munch ou Lovis Corinth, dont les deux dernièrs portraiturèrent un membre de la famille Gurlitt. Le trésor Gurlitt referme d’ailleurs une importante collection de tableaux de Munch, Liebermann et Corinth puisque ces trois étaient considérés comme les pères de l’art moderne en Allemagne par la génération de Hildebrand Gurlitt.


Kirchner, Zwei Akte auf Lager (Zwei Modelle)

Plus loin, c’est au groupe Die Brücke d’investir l’espace. Fondé en juin 1905 par des étudiants de Dresde nommés Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel, Fritz Bleyl et Karl Schmidt-Rottluff (rejoints après par Max Pechstein et Emil Nolde), cette école artistique voulait trouver des voies artistiques plus puissantes et immédiates. Die Brücke ouvrit les voies à l’expressionnisme. Hildebrand Gurlitt écrira qu’il fut, lors de la visite de sa première exposition de Die Brücke, choqué mais aussi fasciné par cette « fièvre barbares des puissantes couleurs, cette grossièreté encadrée de misérables baguettes de bois ». Il se lia personnellement d’amitié avec Karl-Schmidt-Rottluff avec qui il fit son service militaire. Il continua de garder un goût très prononcé pour ces artistes-là, constituant maintenant le cœur de sa collection.


Marc, Pferde in Landschaft (aquarelle et graphite)

La visite continue avec les œuvres de Der Blaue Reiter, groupe actif entre 1908 et 1914. Réuni autour de personnalités artistiques marquantes comme Vassily Kandinsky et Franz Marc, il était influencé par les fauves, le cubisme ou l’orphisme et cherchait à libérer la couleur, la ligne et le plan du tableau de la représentation narrative. Menant ainsi à l’abstraction. Pas forcément proche des membres de Der Blaue Reiter, Hildebrand Gurlitt collectionna cependant leurs tableaux.

Le visiteur tombe ensuite sur le Bauhaus. Fondé à Weimar en 1919 par l’architecte Walter Gropius, cette école d’art avait pour objectif de réunir les différentes disciplines artistiques en son sein et de faire de cette transdisciplinarité le moteur de développement d’un langage formel novateur. En tant que directeur du musée de Zwickau, Hildebrand Gurlitt soutint le Bauhaus.


© Fabrice Coffrini - AFP

Enfin, dernier courant artistique présent ici avec l’expressionnisme tardif et le vérisme. La Première Guerre mondiale marquant terriblement les esprits, de nombreux artistes rendirent compte de ses horreurs, ainsi que des chamboulements sociaux qu’elle engendra sur le jeune République de Weimer. George Grosz, Otto Dix et Max Beckmann sont les représentants les plus connus de cette tendance artistique. Engagé volontairement dans l’armée de guerre, Hildebrand Gurlitt témoigna particulièrement son soutien aux artistes qui s’intéressaient de façon critique à la guerre et ses conséquences.

Une entreprise ambitieuse pour une exposition très complète

L’ambition de dresser un état des lieux de cette collection si particulière était déjà chose ardue. Mais rendre compte de tout cela en une exposition l’était encore plus ! Il s’agissait de faire ressurgir le contexte historique et politique, mais en n’encombrant pas la qualité esthétique des œuvres présentées. Cette délicate manœuvre aura été conduite avec brio puisque le visiteur a sous les yeux une exposition qui peut s’appréhender de plusieurs manières, se lire selon diverses thématiques, sans qu’il soit noyé dans le flux d’informations historiques. Il peut arpenter les salles une première fois pour redécouvrir les figures majeures de « l’art dégénéré » et confronter sa sensibilité à la rudesse des œuvres sur papier de celles-ci, puis refaire la boucle en sens inverse, s’appliquant à comprendre les ressorts de cette politique de spoliation.

Que cette exposition soit pensée comme un espace ouvert invite également le visiteur à se construire lui-même sa visite. Et puisque c’est le dernier week-end pour la voir, ne manquez pas cette exposition extrêmement complète et documentée ! Avant de peut-être voir son homonyme, à Bonn.

Collection Gurlitt. Etat des lieux « L’art dégénéré » – confisqué et vendu

Kunstmuseum Bern

Hodlerstrasse 8-12, 3011 Bern

Exposition temporaire à voir jusqu’au 4 mars

Posts récents

Voir tout

Merci de vous être abonné !

bottom of page