Don Carpenter, Richard Brautigan et Enrico Banducci, au Enrico's Cafe, 1981. © Roger Ressmeyer
Ce livre sorti en traduction française en 2016 est le dernier roman, inachevé, de Don Carpenter, édité par les soins de Jonathan Lethem. Grand admirateur du romancier américain, Jonathan Lethem a finalisé le manuscrit, l’a purgé d’effets de style non désirables et a fluidifié la syntaxe. « J’ai retapé tout le livre à la machine afin de m’imprimer la syntaxe de Carpenter dans le corps et d’avoir confiance en moi sur les changements que j’effectuerais » explique-t-il dans la postface. Car c’est véritablement à Jonathan Lethem que l’on doit ce livre, tout autant qu’à son auteur. Un roman naît rarement du premier jet, alors cette seconde phase de lestage est tout aussi importante que la première. Ce qu’a changé Lethem en éditant le manuscrit inachevé, c’est la trop grande répétition de la conjonction « mais », des sourires trop présents sur les personnages, des débuts de parties un peu bancals et quelques pages ajoutées. « En tout, ce livre ne doit pas contenir plus de cinq ou huit pages de ma main, et j’aimerais croire que vous ne pourriez jamais les repérer, au cas où vous auriez envie de vous prêter à ce jeu. » Jamais dans le texte on sent l’intervention extérieure, il est mû d’un seul et même souffle et donc en cela, le travail de Lethem est tout à fait remarquable. La seule faille se trouve peut-être dans la fin, qui semble arriver trop promptement, comme un cheveu sur la soupe. Lorsqu’on lit la dernière phrase, on se demande si vraiment l’histoire est terminée. Mais peut-être est-ce aussi dû à l’extrême proximité que Carpenter a su créer entre ses personnages et le lecteur ; on a appris à connaître et à s’attacher à chacun d’eux, alors peut-être ne se résout-on pas à les quitter ? Derrière ces supposition s’affirme une réalité : ce roman est en tous points réussi.
Le grand monde littéraire
La grande force de ce livre est l’immersion totale qu’il offre au lecteur, en dépeignant un monde palpable et accrocheur. La narration commence avec les deux personnages les plus importants, Charlie et Jaime, qui se rencontrent sur les bancs de la fac. Tout de suite, le liant est l’écriture. L’écriture comme passion, comme moteur, mais aussi comme source de souffrance et de doutes. Puis une galerie de personnages se forme : on retrouve Dick l’écrivain de Playboy, Linda qui tape les manuscrits, Stan l’écrivain cambrioleur ou encore Marty l’effacé. Avec eux, on suit l’aventure d’une bande d’amis qui n’a de cesse de se former et se déformer au gré des nouvelles amitiés, mais on suit également l’aventure de l’écriture. Tous ces personnages n’appartiennent pas au milieu littéraire. Certes ils publient, certains connaissent le succès, mais ce sont des marginaux, « des gens combatifs, définis par leur lutte ne serait-ce que pour croire qu’ils ont le droit de répondre à leur vocation, sans même parler de la transformer en carrière. » Il n’est pas question ici de l’écriture comme artefact du succès, mais comme d’une matière malléable, contre laquelle il faut se battre à mains nues, qui vous accaparent jours et nuit. Une idée très romantique de l’écrivain, oui. Mais les descriptions très prosaïques de Carpenter, sans emphase, ne donnent absolument pas un côté trop idéalisée à cet univers.
Lire l'écrivain
Aux déboires des manuscrits refusés, des mots qui ne viennent pas, ne se construit qu’une seule réponse ; la compagnie du groupe. Ainsi deux forces s’opposent et s’affrontent : la solitude du travail face à la page, et l’émulation des discussions, du partage et du soutien des amis. Presque tous les personnages fonctionnent en binôme et cela montre que pour exister, l’écriture a besoin d’être contrebalancée. Fonctionner en groupe, c’est l’émulation mais aussi la rivalité : on se lit, on se soutient, sans pouvoir effacer compétition et rancœurs. Alors bien sûr, il y a des tensions. Les couples se brisent, se forment ailleurs. Un dernier verre au bar sans nom suit ce groupe dans ses oscillations et lames de fond littéraires, sur la côte Ouest des USA entre Portland et San Francisco, sur plusieurs décennies, et donne à voir au travers de ces personnages, les mutations sociales, économiques de l’Amérique, elle qui change, les mœurs, la littérature, les mentalités. Et présente de mille façons l’un des thèmes romanesques les plus américains : la représentation de l’écrivain, et la relation à son travail.
Un dernier verre au bar sans nom – 2017
Don Carpenter
10/18
480 p.
8.40 €
ISBN : 978-2264065278