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  • Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Virtuellement romanesque



Quelques romans se sont déjà attelés à thématiser le monde virtuel, ses relations, ses codes (on pense notamment à La Théorie de la tartine de Titiou Lecoq, Cortex d’Ann Scott ou encore Celle que vous croyez de Camille Laurens), mais ces auteurs ont pris appui sur le monde virtuel et ce qu’il pouvait offrir, ils ne l’ont pas mis au cœur de leur entreprise romanesque. Aude Seigne signe ici un roman qui détonne, puisque le personnage principal n’est ni Pénélope, June, Birgit ou Lu Pan, mais FLIN, un vulgaire câble qui se mue en véritable toile (sans le jeu de mots éculé avec « web »).

Internet, ressort romanesque

Birgit est une femme d’affaires qui se trouve actuellement à Copenhague, Lu Pan est devenu une star du streaming mais vit reclus à Singapour, June et Evan sont dans un café-librairie tenu par Olivier, Pénélope vit un quotidien bien rangé avec Matteo ; tous ont des vies complètements différentes, des univers antagonistes, des manières de penser aux antipodes les unes des autres… et pourtant tout convergent de l’un à l’autre, même inconsciemment. C’est la magie d’internet : ceux qui ne le savent pas sont mis en relation. Nous avons là un formidable outil narratif pour faire évoluer des personnages en parallèle, et Aude Seigne utilise à merveille ce ressort. Elle s’amuse à construire des personnages aussi éloignés l’un des autres que possible et les jettent dans un univers, les regardent évoluer et progresser par courtes scènes sans pour autant s’occuper plus que cela de la cohérence générale. De toute façon avec FLIN, tout est possible, tout est en relation, l’écrivain peut se permettre toutes les fantaisies imaginables ! Aude Seigne tricote donc un récit par petits bouts, qui fonctionnent comme des petits récits autonomes, même si les mises en relations sont parfois plus directes dans les deuxième, troisième et quatrième parties. Elle explore les liens que peut créer internet, ainsi que leur nature. Mais sans jamais vraiment verser dans le jugement. Elle ne décrypte pas, elle expose les faits. C’est l’énorme qualité du livre : il est si aisé de pointer du doigt les travers d’internet, mais s’effacer en tant que narrateur pour laisser le plein moteur narratif à FLIN, qui tisse les histoires, les imbriquent, les séparent ; les fait tout simplement exister.

Être privé d’internet comme être privé d’eau

Le côté réflexif n’est toutefois pas absent du récit. Pénélope est la figure qui se charge de faire basculer la conscience générale. Elle a cette nature altermondialiste que l’on découvre de plus en plus au fil du récit et qui la fait s’interroger sur les bienfaits d’internet et surtout de ce qu’il arriverait s’il y avait une panne globale. Elle commence à s’intéresser aux data centers, ces énormes sites physiques où sont stockés des tonnes d’équipements assurant les liaisons informatiques, puis au travail des ingénieurs-réseau et leurs énormes câbles qui peuvent être lâchés en pleine mer. A force de surfer sur des sites spécialisés, des blogs alternatifs et de récolter des informations, Pénélope commence à monter une stratégie pour son coup de force. Mais ce n’est pas uniquement par conscience collective qu’elle veut s’attaquer à internet, mais également car sans cela, elle est persuadée que son couple retrouverait l’allégresse des débuts. « Aujourd’hui, Matteo n’est pas là, il installe des câbles en mer de Chine pendant qu’elle fait et défait des liens virtuels. » Aude Seigne utilise cette raison pour également dénoncer la mainmise qu’a internet sur nos quotidiens, pour critiquer la profondeur jusqu’à laquelle internet a su pénétrer dans nos vies et ainsi les changer totalement.

Des liens mais pas de liant

Oui mais voilà, c’est peut-être l’aspect le moins abouti du livre. Les troisième et quatrième parties se concentrent exclusivement autour de cette entreprise de sabotage et le récit s’englue un peu dans des digressions parfois poussives et un propos qui n’avance plus. Tout avait été formidablement amené et alors que le vrai basculement narratif intervient, tout ralentit. C’était le risque en présentant un sujet et en se chargeant de sa propre entreprise de démolition. Et puis au final, les histoires qui se déroulent en parallèle paraissent décousues et ne se raccordent que par ellipse, il y a un énorme flou qui plane sur l’histoire. Mais on peut comprendre également ceci comme une illustration du propos (ce qui paraît toujours être une facilité) : dans notre monde actuel, il n’y a que des liens, plus de liant. On juxtapose des fils, des histoires personnelles, mais on ne s’attache plus à les mettre en relation.

La précision de la prose

Une très belle surprise par contre concerne le style ! Il y a derrière Une toile large comme le monde une vraie volonté littéraire, et c’est de plus en plus rare ! Aude Seigne ne se contente pas de raconter une histoire, elle utilise la première ressource du romancier, à savoir la langue, pour fouetter son roman et lui insuffler le souffle voulu. Le ton est donné dès l’incipit :

« Il est allongé au fonde de l’océan. Il est immobile, longiligne et tubulaire, gris ou peut-être noir, dans l’obscurité on ne sait pas très bien. Il ressemble à ce qui se trouve dans nos salons, derrière nos plinthes, entre le mur et la lampe, entre la prise de courant et celle de l’ordinateur : un vulgaire câble.

Appelons-le FLIN. »

Avec un soin maladif apporté au choix des mots, n’hésitant pas à faire tourner sa phrase jusqu’à finalement encerclé le bon adjectif ou le bon substantif, la prose d’Aude Seigne organise la syntaxe comme internet organise et gère le flux extrême d’informations. Cela donne une allure très poissée, parfois froide au propos, mais on est pris dans ce tourbillon stylistique !

Avec Une toile large comme le monde, Aude Seigne nous propose un roman très original, nourri d’une véritable ambition littéraire et qui prend pour thème un des trop grand oublié de la littérature contemporaine : internet et la technologie. Si quelques réserves font surface, c’est également car avec un livre comme ceci, bien maîtrisé, on serait tenté d’en demander encore plus. Lorsque l’on sent qu’il y a matière pour faire un très grand livre, on est gourmand et l’on est tenté de demander mieux qu’un simple bon livre.

Conseil de lecture: à lire accompagné d'un jus de tomate, accessoire bobo indispensable pour critiquer le numérique.

Une toile large comme le monde – 2017

Aude Seigne

Zoé

235 p.

26 CHF

ISBN : 978-2889274581

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