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Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Le poète d'argent



© Laprés & Lavergne

Le Vaisseau d'Or

« Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:

Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues;

La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues

S'étalait à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil

Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,

Et le naufrage horrible inclina sa carène

Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes

Révélaient des trésors que les marins profanes,

Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?

Qu'est devenu mon coeur, navire déserté?

Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve! »

Montréal, veille de Noël 1879. Dans un quartier aux ruelles resserrées, près des frimas du fleuve naît celui qui deviendra le poète chéri de tout le Québec: Émile Nelligan. Ses parents, David Nelligan, un immigrant irlandais peu sensible à la langue ou à la culture canadienne-française et Émilie-Amanda Hudon Nelligan, une canadienne-française douée pour la musique, patriote et dévote catholique, forcent le jeune Émile Nelligan à faire des études. Elles seront sans éclat, lui qui préférait vouer son temps à la lecture et l’écriture de la poésie. À dix-sept ans, il entre au Collège Sainte-Marie, où il s'est révélé un étudiant médiocre, puis il abandonne une année plus tard ses études, contre la volonté de ses parents. Très tôt, il n’envisage pas autre chose que de devenir poète.

« Je mourrai fou. Comme Baudelaire. »

Émile Nelligan est un poète torturé, à l’esprit malade. Au mois de mars 1897, les premiers signes de démence précoce ou schizophrénie apparaissent. C’était alors une maladie que la médecine ne savait pas encore soigner. À tout juste vingt ans, le poète se savait déjà condamné. Sa névrose empire au cours du printemps 1899, suscitant chez l'adolescent des idées de suicide et des crises aiguës de comportement. Son ami Louis Dantin a dit de cette période : « Dans les derniers temps, Nelligan s'enfermait des journées entières, seul avec sa pensée en délire, et, à défaut d'excitations du dehors, s'ingéniant à torturer en lui-même les fibres les plus aigües, ou bien à faire chanter aux êtres ambiants, aux murs, aux meubles, aux bibelots qui l'entouraient, la chanson toujours triste de ses souvenirs. La nuit, il avait des visions, soit radieuses, soit horribles : jeunes filles qui étaient à la fois des séraphins, des muses et des amantes, ou bien des spectres enragés, chats fantômes, démons sinistres qui lui soufflaient le désespoir. Chacun des songes prenait corps, le lendemain, dans des vers crayonnés d'une main fébrile, et où déjà, parmi les traits étincelants, la Déraison montrait sa griffe hideuse. » S’ensuit alors l’internement, voulu par son père le 9 août 1899 à la Retraite Saint-Benoît-Labre, un asile tenu par les frères de la Charité dans l'est de l'île de Montréal. Sa mère attendra trois ans avant de lui rendre visite, elle qui était profondément marquée par sa propre dépression. On connaît peu de choses sur les conditions de son internement. Nelligan a vécu dans cet hôpital jusqu'à sa mort, le 18 novembre 1941. Sa fiche médicale donne comme causes du décès : « insuffisance cardio-rénale, artério-sclérose, prostatite chronique ».

SES DÉBUTS EN POÉSIE

De l’École littéraire de Montréal à ses premiers poèmes


Jean Charbonneau, écrivain, traducteur et membre fondateur de l’École littéraire de Montréal, donnant une entrevue à son ami Paul de Martigny, vers 1930. © Université d'Ottawa, CRCCF, Fonds Albert-Laberge

Émile Nelligan commence à réciter ses poèmes lors de soirées culturelles, et c’est lors d’une de ces soirées qu’il rencontre un autre jeune poète, Arthur de Bussières. Il est âgé de trois ans de plus que lui et vient d’être admis à l'École littéraire de Montréal, récemment fondée par des étudiants inquiets de ce qui leur semblait être l'état de dégradation de la langue française. Ce groupe attirera bientôt les écrivains les plus intéressants et dynamiques de l'époque. Lorsque le journal Le Samedi organise un concours de poésie, le jeune Nelligan s’empresse d’y envoyer un poème : Rêve fantasque sera publié le 13 juin 1896, et huit autres des ses poèmes seront également publiés dans les trois mois suivant. Ce sera sa première incursion dans le monde des lettres, à seize ans. Il aura choisi de signer ses écrits « Émile Kovar », nom proche de celui du héros d'une pièce à succès alors jouée à Montréal (Paul Kauvar or Anarchy). En février 1897, parrainé par Arthur de Bussières, il soumet sa candidature à l'École littéraire de Montréal et est accepté à l'unanimité. Un des membres de ce cénacle composé d’une vingtaine de personnes toutes plus âgées, Joseph Melançon, note dans son journal personnel le soir de l'entrée de Nelligan : « Soirée de l'École littéraire. Émile Nelligan, un tout jeune en poésie, lit des vers de sa composition, d'une belle voix grave, un peu emphatique qui sonne les rimes. Il lit debout, lentement avec âme. La tristesse de ses poèmes assombrit son regard. Il y a de la beauté dans son attitude, c'est sûr. Mais ses vers ? —De la musique, de la musique et rien d'autre... » Il participe à deux réunions de l’École littéraire puis démissionne, peu intéressé par les conférences proposées.

Louis Dantin, mentor et éditeur

Nelligan continue de publier ses poèmes dans divers journaux et revues. C’est grâce à l’une d’elles qu’il fera le rencontre d’une personne qui donnera un tournant important à sa carrière : le Père Seers, plus tard connu sous le nom de Louis Dantin. Mentor littéraire et futur éditeur du jeune poète, ce prêtre dont il esquissera le portrait dans Frère Alfus, un poème évoquant la légende du moine d'Olmutz. Il réintègre l’École littéraire de Montréal, et à partir de 1899, sa production littéraire s’accroît énormément. Il compose à cette période nombre de poèmes très sombres, dont celui qui lui vaudra sa grande renommée : Le Vaisseau d’Or. Après avoir publié une série d'articles sur la poésie de Nelligan en 1902, Dantin travaille ensuite à l'édition princeps d'un recueil des meilleurs poèmes, en respectant les titres que le poète avait lui-même donnés. Dantin écrira pour préface les sept tranches de son article auquel certains attribuent la renommée littéraire de Nelligan. Cette préface est contenue dans l’édition TYPO qui regroupe toutes les poésies de Nelligan et qui fait office de référence. Le recueil, prévu pour 1903, paraît en 1904 et 107 poèmes, répartis en dix sections. Commentant le choix de Dantin, Jocelyne Felx note que celui-ci « a malheureusement rejeté de beaux poèmes qui, à ses yeux, avaient le tort d'ouvrir des perspectives sur la schizophrénie, tels Vision, Je plaque et Je sens voler », poèmes révélés en 1952.

SON ART POÉTIQUE

Entre mémoire et modernité


Hommage à Nelligan, Jean-Paul Lemieux

Longtemps le jeune poète s’est heurté au conservatisme du milieu littéraire. Au cours du XIXe siècle, les poètes canadiens se sont attachés à chanter la fierté patriotique et la fidélité au pays. Nelligan lui abandonne le paysage historique pour entrer dans une intériorité ciselée de souvenirs d’enfants et de voix mélancoliques (il n’a d’ailleurs consacré à sa ville natale qu’un seul poème). La brèche avait été ouverte avant lui par Octave Crémazie, chantre romantique, et Louis Fréchette, dont le poème Oiseaux de neige chante la force de la nature. Montréal, pendant les deux dernières décennies du XIXe siècle, est le théâtre de profondes mutations. Comme les autres grandes villes, elle se prépare à entrer dans une ère nouvelle ; elle balance entre mémoire et modernité, à l’instar de la poésie de Nelligan.

Du rythme, et encore et toujours de la musique !

Dantin écrira dans un de ses articles qui fera office de préface : « Il n’y a rien en lui d’un poète philosophe comme Vigny ou Sully-Prud’homme, rien d’une poète moraliste ou humanitaire comme Hugo ou Coppée. Sa fantaisie est son dogme, sa morale et son esthétique, ce qui revient à n’en pas avoir du tout. » On voit très clairement que si le poète se nourrit de divers filiations littéraires, il ne peut pas être réduit à un mouvement. Rappelons qu’au XIXe siècle fait rage un combat poétique : parnassiens et symbolistes s’affrontent à coup de vers. Les premiers s’attachent à la notation directe des choses, par le trait net, exact et précis, tandis que les seconds saisissent les choses par leurs reflets, leurs signes, leurs équivalents et leurs symboles. Dantin le résumera ainsi : « L’une pousse jusqu’au scrupule la perfection de la rime et de la prosodie ; elle affectionne les formes fixes, qui asservissent le poète aux lois de rythmes compliqués et difficiles. — L’autre a pour formule le vers libre, dégagé de toutes les règles traditionnelles, remplaçant la rime par l’assonance et gardant dans le choix et la combinaison des rythmes l’indépendance la plus entière. » Chez Nelligan, ces deux dimensions s’expriment conjointement et tintent sa poésie d’une grande modernité tout en étant fagotée dans des formes très anciennes : il a une nette prédilection pour le sonnet mais fait également une large place au rondel, qui a été remis à la mode par Banville et les parnassiens. Tout en adoptant cette forme issue du Moyen Âge, Nelligan l'adapte à sa sensibilité musicale et à sa recherche de la variété rythmique. Au lieu de se maintenir dans la monotonie de l'octosyllabe, il manie à merveille l'alexandrin, le décasyllabe, l'octosyllabe et le pentasyllabe. « Or il est aisé de voir que Nelligan, souvent symboliste par sa conception des entités poétiques, est presque toujours parnassien par leur expression. » Nelligan n’aura jamais suivi à la lettre les préceptes poétiques de Verlaine dictés dans Art poétique, bien qu’il fût un de ses plus grands admirateurs :

« Et pour cela préfère l'Impair

Plus vague et plus soluble dans l'air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

[…]

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !

Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie. »

La maîtrise du rythme et de la rime sont deux des caractéristiques de la poésie de Nelligan. Il rime le vieil alexandrin, avec les seules licences autorisées par Hugo, et il le rime richement, royalement même, à la façon de Banville, de Gautier, et de Hérédia.

Verlaine, un de ses poètes de chevet

De Verlaine et des décadents, il suivra cette consigne : « De la musique encore et toujours ! » Ses syllabes explosent de sonorités inconnues, il connaît la valeur exacte des sons et leurs plus subtiles nuances : il est un véritable artisan de la musicalité. Dantin dit de lui qu’il « aime la musique, d’une passion que je crois sincère, car cet art est frère de son rythme et de sa mélancolie. »

Faire murmurer l’âme

Des romantiques, il gardera la primauté de l’intériorité. « S’il parle, c’est pour exprimer, non des idées dont il n’a cure, mais des émotions, des états d’âme, et parmi ces états, tout ce qu’il y a de plus irréel, de plus vague et de moins réductible aux lois de la pensée. » Nelligan est un poète attentif à toutes les formes artistiques et leur enjambement. Et dans sa poésie, peinture et musique compose une toile de fond à partir de laquelle s’exprimera sa propre sensibilité. À la frontière de plusieurs genres qui façonnent le XIXe siècle, la poésie de Nelligan enveloppe l’âme avec la légèreté des soupirs, des parfums, des rêves et des sons, et fait pulser le cœur avec la sève la plus vive, extraite dans les replis de la vie. Un poète de la brillance et de la musicalité, aux reflets fragiles de l’âme. Un poète d’argent.

Poésie complètes – 2005

Émile Nelligan

TYPO

320 p.

7 €

ISBN : 978-2892951493

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