Dans la moiteur des trente degrés, que reste-t-il de nos étés ? Assurément les grands paysages aussi vides qu’arides, des terres où sont passés et repassés des orages, des odeurs de blés coupés aux abords des villages, des tournesols recourbés sous le poids de la saison ? Ce sont deux poètes qui ont labouré la terre de leurs vers que nous mettons en lumière cette semaine, pour la quatrième apparition de la chronique estivale Du sable sur les pages, qui devrait s’appeler pour ce jour De la terre sur les pages.
Étables chaudes et cuisines claires
Portrait d'Émile Verharen, Théo Van Rysselberghe
Émile Verhaeren est né en Belgique dans la province d’Anvers en 1855. Né dans une famille aisée où on parlait le français tandis qu’au village et à l’école le flamand était la langue dominante, il étudia finalement le droit dans la vieille université de Louvain. Il publie son premier recueil, Les Flamandes, en 1883, consacré à son pays natal. L’ouvrage fit grand bruit à sa sortie à cause de poèmes symbolistes au ton très lugubre, et à l’érotisme brut de certains autres. Ses parents auraient même tenté d’acheter tous les exemplaires avec l’aide du curé du village pour étouffer le scandale. En vain. Mais c’est dans les années 1890 qu’il devient très connu : il s’intéressa aux questions sociales et anarchistes, et surtout à l’atmosphère des grandes villes et son opposé, celle de la campagne. Il traduisit ses thématiques dans de nombreux poèmes, tels que Les Campagnes hallucinées, Les Villes tentaculaires ou encore Les Villages illusoires. Il devint alors un poète qui comptait dans les lettres, et parmi ses amis avec qui il correspondait on peut nommer Georges Seurat, Auguste Rodin, Edgar Degas, August Vermeylen, Maurice Maeterlinck, Stéphane Mallarmé, André Gide ou encore Rainer Maria Rilke et Stefan Zweig. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata et que la neutralité belge fut violée, Émile Verhaeren qui se trouvait en Allemagne, se réfugia en Angleterre, lui qui était au sommet de la gloire. Sa poésie alors ce fut plus pacifiste, et il lutta contre la folie de la guerre dans les anthologies lyriques (La Belgique sanglante ou Les Ailes rouges de la Guerre sont des poèmes typiques de cette période). Il tenta encore dans ses conférences de renforcer l’amitié entre la France, la Belgique et le Royaume-Uni, mais après l’une d’elles il mourut accidentellement, ayant été poussé par la foule sous les roues d’un train qui partait.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui est la première période lyrique d’Émile Verharen, où il chante les âcres beautés de sa terre natale dans Les Flamandes. Son lyrisme, ligoté dans des alexandrins qui ne se cachent pas de couler les uns sur les autres, exhale la campagne abondante et grasse où il vécut. Ses premières impressions, il les eut au contact de la nature et de ses habitants, animaux ou paysans. Aucune mièvrerie dans ses vers, mais une joie qui gonfle le monde et font encore plus ressortir les odeurs, les couleurs et les gestes de ces paysages flamands qui débordent tout autour de lui. Stefan Zweig dit de lui dans Émile Verharen. Sa vie, son œuvre qu’il « ne se contente pas de décrire la réalité moderne : il y applaudit. Il ne l’envisage pas sous un étroit positivisme : il célèbre la beauté qui s’en dégage. De notre époque il accepte tout, jusqu’aux résistances qu’il rencontra ; il y vit l’occasion heureuse d’accroître en lui l’instinct combattif de la vie. Son œuvre poétique est comme un orgue où se serait comprimé tout l’air que nous respirons. Lorsqu’il appuie sur les touches blanches et noires, lorsqu’il traduit des sentiments de douceur ou de force, c’est cet air qui fait vibrer tous ses poèmes. » Cet air dont se gorge toute son œuvre poétique passe aussi par la vie qui se tapit dans les bosquets, les roseaux, les eaux. Dans Dimanche matin, on peut y lire :
« Oh ! Les éveils des bourgades sous l'or des branches,
Où courent la lumière et l'ombre - et les roseaux
Et les aiguilles d'or des insectes des eaux
Et les barres des ponts de bois et leurs croix blanches. »
Cette campagne qui frémit, Verhaeren ne se contente pas de la fixer de l’extérieur. Il rentre dans les granges, les cuisines et saisit sur le vif des scènes instannées, où l’effort domestique est rendu brut, plein d’ardeur, comme dans Cuisson du pain :
« Leurs mains, leurs doigts, leur corps entier fumait de hâte,
Leur gorge remuait dans les corsages pleins.
Leurs deux poings monstrueux pataugeaient dans la pâte
Et la moulaient en ronds comme la chair des seins. »
On y voit les visages rougeauds des femmes pétrissant le pain, les énormes poignes se saisissant du foin, les cous bestiaux des paysans. C’est une foule d’endroits et de personnages qui peuplent les poèmes de Verharen comme le soulignent la plupart des titres: La ferme, Les granges, Les vergers, Les greniers… « Etables chaudes où bourdonnent les mouches autour des vaches alignées ; basses-cours où grognent les porcs roses et gras, dont le groin fouille les détritus ; laiteries fraîches où refroidissent les jarres de grès ; cuisines claires, toutes réjouies des belles flammes des cheminées; cabarets-bouges, où s’installent les grands buveurs, les grands mangeurs de lard et de jambons, et les filles, rouges et blanches, aux gestes vifs, danses, chansons, soûleries, ripailles et truandailles… Toutes ces descriptions, bien colorées, rappellent les meilleures productions de l’art flamand » explique André Beaunier en 1902 dans la revue La poésie nouvelle. Verharen a en horreur la fade élégance et la fallacieuse délicatesse des personnages « si proprets dans leur mise et si roses », à qui il leur oppose des gens « noirs, grossiers, bestiaux » qui lui plaisent par leur naturel sauvage, leur vigueur et leur puissance éclatante. Au travers de son recueil, Verharen exalte le rythme naturel des saisons, immuable. Les deux derniers poèmes sont consacrés à des funérailles et aux flamandes d’autrefois. Sa forme, moulée dans des alexandrins, illustre merveilleusement ce roulis de la nature, placide et qui ne se soucie finalement peu du reste. Sa poésie de ces années-là résolument est réaliste. Dans les années quatre-vingts, en Belgique, il fallait réagir contre la littérature académique, qui était fade principalement. A cette fadeur, Verhaeren opposa toute la truculence de son génie.
Poèmes – 2017
Émile Verharen
Forgotten Books
276 p.
10.75 €
ISBN : 978-0259123651
Écrire pour sarcler
© Jean-Luc Bertini
C’est un poète qui chante les moissons, mais un poète contemporain cette fois. Né en 1934 dans l’Ain, Charles Juliet s’est vu récompenser des prix les plus prestigieux comme le Prix Goncourt de la poésie en 2013 et le Grand prix de littérature de l'Académie française cette année, tous deux récompensant non pas un recueil mais l’œuvre toute entière. L’enfance de Charles Juliet a été marquée par l’éloignement d’avec sa famille, puisque sa mère étant internée dans un hôpital psychiatrique il est placé dans une famille de paysans suisses à l’âge de trois mois. Elle meurt sept années plus tard. À douze ans, il entre comme enfant de troupe à l'école militaire d'Aix-en-Provence. Il en sort huit ans plus tard, admis à l'École de santé militaire de Lyon. Il abandonne ses études de médecine à vingt-trois ans pour se consacrer exclusivement à l'écriture. Durant quinze ans, il travaillera reculs dans une solitude extrême, avant de voir paraître son premier livre, Fragments, préfacé par Georges Haldas. De ces « années lentes » remontent également des rencontres importantes avec d'autres artistes parmi lesquels Michel Leiris, Bram van Velde, Raoul Ubac, Pierre Soulages ou Samuel Beckett.
L’œuvre de Charles Juliet est principalement autobiographique, elle est son propre stéthoscope. Jean-Pierre Siméon dit même que son œuvre « n’a qu’un objet : l’élucidation de soi, la mise à nu et à jour d’une vérité intérieure. » L’écriture est pour Juliet l’unique moyen d’éliminer le moi, « ses leurres dérisoires » et sa profonde vanité. Cela passe les mots affutés comme des scalpels, souvent dénués d’effets de style.
Paru en 2012 chez P.O.L, le livre Moisson n’est pas un recueil au sens stricte du terme, mais il regroupe un choix définis de poèmes, pour mieux appréhender l’univers de Juliet ; ses craintes, ses doutes, ses interrogations, ses joies aussi, graves. Elle est surtout dotée d’une magnifique préface de Jean-Pierre Siméon qui sert d’appareil critique. Dans la première partie du recueil se développent des courtes scènes qui donnent à voir un petit garçon dans sa vie à la ferme. Il y a là une thématique éminemment importante : le rapport à la nature et plus particulièrement à la terre. Sa lecture fondatrice du monde se fait au contact de la campagne, non pas des livres (il se met à lire relativement tard, vers ses vingt ans). La solitude des champs, le brouillard, le froid, les bois profonds constituent son imaginaire, c’est là qu’il puisera le matériau de son écriture. Fixé dans cette vie de lenteur et d’ennui, il sait l’odeur de la brume après l’orage, l’épaisseur des nuits sur les collines, l’ingratitude de la pierre et de la ronce et la rudesse des chemins caillouteux. Mais Juliet ne chante pas la terre, il l’utilise comme moyen mimétique pour sa poésie : ainsi, le poète défriche, taillade, sarcle, laboure les mots. Comment aller du labour aux moissons ? Cette question guide l’entièreté du recueil, sinon de son œuvre, et se décline au travers d’une infinie variation de proses, poèmes et entretiens, comme l’on dirait pour un thème musical. Le poème liminaire, éponyme du recueil (reproduit en intégralité ici), fixe le sens de questionnement-voyage qui agite le poète :
Atteint le dernier degré de l’épuisement Quand tu avais perdu tes semblables Quand il n’y avait plus de but de repère de chemin Quand il n’y avait plus d’issue Quand la seule énergie qui te venait naissait de l’horreur de te savoir à l’agonie
Sur ordre de la voix tu t’es dressé as risqué tes premiers pas
Inconnus la contrée les accidents du terrain Mais familière la nuit Et tout autant la peur de cet inconnu dont tu dois te nourrir et que tu redoutes de rencontrer
Que cherches-tu Tu avances erres te traînes renoncere pars rebrousses chemin tournes en rond Ton œil empli par la nuit tu cherches le lieu Le lieu où tu serais rassasié Où se déploierait la réponse Où bouillonnerait la source
Tu ne sais que marcher La nuit et la peur te harcèlent Et aussi la soif Mais à chaque pas la hantise de faire fausse route D’accroître encore la distance Tu cherches le lieu Le lieu et le nom Le nom qui saurait tout dire de ce en quoi consiste l’aventure.
Tu ne sais où tu vas ni ce que tu es ni même ce que tu désires mais tu ne peux t’arrêter Et tu progresses À moins que tu ne t’éloignes Sans fin tu erres te traînes rampes tournes en rond Et tu renonces Et tu repars Jusqu’à n’être plus qu’épuisement
Survient l’instant où tu dois faire halte Faire ton deuil du lieu et du nom Et à l’invitation de la voix définitivement tu renonces t’avoues vaincu Alors tu découvres que tu auras chance de trouver ce que tu cherches si précisément tu ne t’obstines pas à le chercher
Tu repars Des forces nouvelles te sont venues Ton œil qui s’écarquille n’est plus dévoré par la soif Tu ne sais où tu vas mais tu connais ce que tu es
Tu avances d’un pas tranquille désormais convaincu que le lieu se porte à ta rencontre Le lieu où mûrir l’hymne la strophe le nom Où jouir enfin de ce qui s’est jusque-là dérobé
Sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier. Le travail poétique de Juliet est marqué par cette prégnance du retour : rebrousser, repartir, reprendre, retoucher. Cette itération en re- est le symbole même la poésie et nous replace aux sources de celle-ci, puisque le mot « vers » veut dire en latin « sillon ». Mais que cherche à moissonner le poète, après avoir semé ? Le lieu qui transformerait la naissance en existence. Mais c’est en s’avouant vaincu qu’il apparaît, en se mettant à nu, en se connaissant enfin. Au re- du renoncement répond le re- de la réponse.
Moisson – 2012
Charles Juliet
P.O.L
240 p.
9 €
ISBN: 978-2818016497