En ce jour de fête nationale suisse, c’est un article d’ancrage local qui vous attend. De Balzac on connaît sa Comédie humaine, de ses idylles on connaît Laure de Berny, Olympe Pélissier, la comtesse Guidoboni-Visconti mais on retient surtout sa seule femme, Ewelina Hanska. On ne connaît cepdendant pas forcément les coulisses de leur relation et surtout, le lieu de leur première rencontre. C’est sur ce banc de pierre désormais enlaidi par le temps que Balzac et la comtesse Hańska se donnèrent leur premier baiser. Rentrons à présent dans l’intimité de ce colosse des lettres.
« Je vous aime inconnue »
Portrait de madame Hanska, Holz von Sowgen
Un an après avoir publié La peau de chagrin (1831), Balzac reçoit une mystérieuse lettre signée L’Étrangère, venant du fond de la Russie. C’était l’irruption d’Ewelina Hanska dana la vie de l’auteur. Octave Mirbeau écrit à ce sujet, en 1907 : « Balzac était très vaniteux, il avait tous les grands côtés, si l’on peut dire, de la vanité ; il en avait aussi tous les petits. » Cette lettre l’exalte, en tant qu’homme et en tant qu’écrivain. Est-ce par jeu qu’elle envoie cette première missive ? Tout porte à croire que oui. Elle se rajeunit de six ans (elle en a trente-et-un à cette période) et demande à Balzac d’accuser réception dans La Gazette de France, ce qu’il fit. Il lui répond un peu plus d’un mois plus tard, par l’intermédiaire de ce même journal, mais n’entame une correspondance directe qu’en janvier 1933. Il commence sa troisième lettre par la remercier de son précédent envoi du livre L’Imitation de Jésus-Christ qui l’a considérablement aidé dans son travail, à mettre en action « la poésie méditative ». En remerciement il lui promet de lui envoyer plus tard Médecin de campagne, Chénier et Louis Lambert, qu’il aura corrigé. Mais bien vite, il se laisse emporter par des considérations bien autres : « vous avez bien éveillé en moi des curiosités diverses » lui dit-il. Quelques lignes plus loin, le mot est lâché : il lui avoue son amour. « Si vous saviez avec quelles forces une âme solitaire et dont personne ne veut s’élance vers une affection vraie ! Je vous aime inconnue ». En ne sachant ni son âge, ni son identité, Balzac se laisse déjà emporter par sa passion. Selon Stefan Zweig, Balzac voulait se donner une passion romantique comparable à celles des écrivains et artistes qui défrayaient alors la chronique.
« Ma petite étoile polaire »
Lorsque la comtesse fit parvenir à Balzac sa première lettre, elle était mariée à un maréchal plus âgé résidant en Ukraine, peu sociable et uniquement soucieux de ses intérêts matériels. Elle s’ennuyait. Octave Mirbeau nous dit d’elle que c’était une « femme incomprise et sacrifiée. À défaut d’action sentimentale, elle lisait beaucoup et rêvait plus encore. » On comprend donc facilement les raisons qui l’ont poussée à entamer cette correspondance passionnée. Balzac l’appelle « ma petite étoile polaire », la couvre d’affection épistolaire, s’empresse de répondre à ses demandes (elle aimait par exemple qu’il prenne une écriture très fine, ce qui l’ennuyait mais ce à quoi il consentait toujours), lui raconte l’avancée de ses projets littéraires. Elle se sent vivante. Enfin ! D’autant plus que Balzac se montre très prévenant, rassurant. « Mais je suis exclusif ; je n’écris qu’à vous, et le hasard a fait ma réponse à ces curieuses. » L’idylle devient de plus en plus brûlante.
Un trajet pénible
Portrait d'Honoré de Balzac, Nadar (daguerréotype rehaussé de pastel)
Le dimanche 22 septembre 1833, Balzac quitte Paris, prétextant la rencontre à Besançon d’un fournisseur de papier de qualité pour faire relier ses œuvres. Où se rend-il réellement ? Dans les bras de Mme Hanska ! Début 1833, elle avait convaincu son mari de quitter leur domaine ukrainien pour un voyage d’agrément de plusieurs mois à travers l’Europe. Elle avait proposé Neuchâtel comme lieu de villégiature. Pour plusieurs raisons. La première, car « les Hanski avaient à leur service une institutrice neuchâteloise, Henriette-Françoise Borel (1807-1857), chargée de l’éducation de leur fille Anna, née en 1828» comme l’explique Philippe Terrier. La seconde raison, plus secrète est qu’en s’installant près de la frontière française, elle espérait favoriser une rencontre avec son amant. Après un voyage de quarante heures à bord d’une de ces fameuses diligences postales, les malles-poste, Balzac arrive à Besançon. Il faut dire que ces trajets sur des routes jalonnées par les relais de poste sont des plus pénible, comme le fait comprendre Victor Hugo dans une lettre à un ami : « C'est une horrible chose qu'une nuit en malle-poste. Au moment du départ tout va bien, le postillon fait claquer son fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans une situation étrange et douce, le mouvement de la voiture donne à l'esprit de la gaîté et le crépuscule de la mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversation des voisins languit, on sent ses paupières s'alourdir, les lanternes de la malle s'allument, elle relaie, puis repart comme le vent ; il fait tout à fait nuit, on s'endort. C'est précisément ce moment-là que la route choisit pour devenir affreuse ; les bosses et les fondrières s'enchevêtrent ; la malle se met à danser. Ce n'est plus une route, c'est une chaîne de montagnes avec ses lacs et ses crêtes, qui doit faire des horizons magnifiques aux fourmis. Alors deux mouvements contraires s'emparent de la voiture et la secouent avec rage comme deux énormes mains qui l'auraient empoignée en passant ; un mouvement d'avant en arrière et d'arrière en avant, et un mouvement de gauche à droite et de droite à gauche, - le tangage et le roulis. Il résulte de cette heureuse complication que toute secousse se multiplie par elle-même à la hauteur des essieux, et qu'elle monte à la troisième puissance dans l'intérieur de la voiture ; si bien qu'un caillou gros comme le poing vous fait cogner huit fois de suite la tête au même endroit, comme s'il s'agissait d'y enfoncer un clou. C'est charmant. à dater de ce moment-là, on n'est plus dans une voiture, on est dans un tourbillon. »
Balzac reprend cependant la route le soir même, passant par Ornans, et après avoir franchi le Doubs, il arrive enfin épuisé, dans le canton de Neuchâtel par le Val de Travers. Il prend une chambre à l’hôtel Le Faucon qui était alors le plus élégant hôtel de la région.
Le baiser sur le banc
© Denis Trente-Huittessan
Après des mois et des mois d’échanges épistolaires, Balzac fait enfin la connaissance de Mme Hanska. Il est transi d’amour. Il passe les cinq jours suivants en compagnie de la comtesse et de son époux Monsieur Hanski, qu’il déplore un peu trop présent… Profitant d’un bref moment d’absence de celui-ci, les amants réussissent à échanger « le furtif baiser premier de l’amour » sur ce fameux banc de pierre ! Balzac reprend la route le 1er octobre 1833 et arrive à Paris le 4. Il s’empresse d’écrire une lettre à sa bien-aimée, lui racontant combien la rupture est pour lui douloureuse : « Mon amour chéri, me voici, bien fatigué à Paris ; je suis au 6 octobre et il m’a été impossible de t’écrire auparavant. Il y avait un monde fou sur toute la route et par chaque ville où nous sommes passés, la voiture a refusé 10 à 15 voyageurs. La Malle-poste était retenue pour 6 jours, en sorte que mon ami de Besançon n’a pu m’y avoir une place ; j’ai donc fait la route sur l’impériale d’une diligence en compagnie de 5 Suisses du canton de Vaud qui m’ont traité corporellement comme un animal qu’on mène au marché et qui ont singulièrement aidé les paquets à me contusionner. Je me suis mis au bain en arrivant et j’ai trouvé ta chère lettre. » Balzac et la comtesse Hanska semblent déjà sous le joug de l’impatience amoureuse… En se séparant, ils ont promis de se retrouver très prochainement à Genève.
Un mariage qui tarde
Ils se revoient finalement en décembre de la même année, sur les bords du Léman cette fois, à Genève. Il reçoit enfin les gages de son amour le 26 janvier 1834, lors d'une promenade à la Villa Diodati de Cologny, un endroit d'autant plus mythique dans son imaginaire que lord Byron y avait vécu et que Mme de Castries s'y était autrefois refusée à lui. Une seconde rencontre a lieu en mai 1835 à Vienne, où elle lui fait rencontrer la haute société polono-russe et dont il revient plus amoureux que jamais. Mme Hanska devient veuve en novembre 1841, et Balzac espère réaliser son rêve d’épouser celle qui le ferait accéder à la haute société de l’époque. Il lui écrit une missive enflammée, qui ne trouve de réponse que le ton froid de la comtesse (Balzac écrit : « Avec quelle glaciale tranquilité vous lui dites : « Vous êtes libre. »), lui reprochant de ne pas être allé la voir depuis sept ans et de l'avoir trompée avec d'autres femmes. Consterné de voir lui échapper la possibilité d'un mariage qui le renflouerait et lui permettrait une vie princière, Balzac multiplie les lettres dans lesquelles il lui promet une totale dévotion, si bien qu'il finit par obtenir qu'elle lui laisse de nouveau espérer le mariage. Il la revoit enfin l'été 1843 à Saint-Pétersbourg. Entre 1845 et 1846, Balzac fait avec Mme Hanska, sa fille Anna et son gendre, Georges Mniszech de nombreux voyages à travers l’Europe. Elle vient vivre trois mois chez lui à Paris durant l’année 1847. Le mariage tant convoité par Balzac se fait enfin en 1850 ! Balzac meurt cinq mois plus tard.
De Neuchâtel, les deux amoureux gardent l’image d’un lieu symbolisant leur amour. «Neuchâtel, c’est comme le lys blanc, pur, plein d’odeurs pénétrantes, la jeunesse, la fraîcheur, l’éclat, l’espoir, le bonheur entrevu», écrit Balzac.