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  • Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Le livre, une aventure de poche en poche



© Gibert Joseph

15h43, un homme traîne énergiquement sa valise dans le hall de la gare, faisant un énorme bruit. Les têtes des nombreux voyageurs présents ici se tournent, le scrutent. Puis un autre bruit rompt ce vacarme, celui de l’annonce des prochaines correspondances. Il a encore une vingtaine de minutes pour rejoindre le quai numéro 6, avant de se faire happer dans un flux à l’intérieur du wagon. En vingt minutes, il a largement le temps d’aller se prendre un café à l’emporter, puis de le boire à petites gorgées accoudé dans son siège, plongé dans sa lecture. La pensée lui zèbre l’esprit, comme une fulgurance : il a oublié son livre sur la commode en partant. McDonald’s, un fleuriste, une petite superette, un guichet d’informations… il scrute les horizons, cherchant comment remédier à son problème. Juste derrière les escalators se cache un kiosque à journaux, il devrait trouver son graal ! Il presse le pas, et directement à l’entrée, à droite, il peut pousser un ouf de soulagement : un tourniquet avec quelques livres de poche, la plupart des bestsellers. La littérature commerciale n’est pas vraiment sa tasse de thé mais peu importe, ce sera une lecture de train.

Une personne achetant un livre dans un kiosque à journaux, pour le voyage, n’a rien d’étonnant. C’est même une scène que l’on rencontre très fréquemment dans les gares. Mais derrière cette apparente banalité se cache une réalité qui n’est apparue que cinquante ans auparavant. Retour aux sources de la formidable épopée du livre de poche, compagnon littéraire nomade !

Un livre sorti d’un battle dress


© E. Altés

Nous sommes au début des années 30. Un homme, Henri Filipacchi, a une idée de génie : lui, le directeur d’une imprimerie, il aimerait que plutôt que ce soit les gens qui aillent vers le livre, que ce soit le livre qui vienne à eux ! Pour ce faire, il parcourt les plages avec son invention, le bibliobus. L’affaire remonte jusqu’aux oreilles du patron d’Hachette qui avait dans l’idée déjà depuis un petit moment, de populariser la littérature. Il pense qu’Henri Filipacchi pourrait être son homme. Il l’engage donc et directement, Henri Filipacchi convainc ses amis éditeurs de l’époque (Bernard Grasset, Gaston Gallimard, Albin Michel et tant d’autres) de lui confier un certain nombre de livres déjà publiés, ayant eu du succès, qu’il se chargera de republier dans un format réduit, à un prix modique. Ces éditeurs acceptent bien volontiers. Qu’ont-ils à perdre ? Rien, c’est Hachette qui prend les risques. Ainsi, le 9 février 1953 marque la naissance de la collection Le Livre de Poche, éditée par la Librairie générale française, filiale d’Hachette. Chaque quinzaine, trois titres sortent. Les premiers seront Kœnigsmark de Pierre Benoit, Les Clés du royaume d'A.J. Cronin et Vol de nuit d'Antoine de Saint-Exupéry. Suivront Sartre, Zola et Gide pour les plus connus, dans la même année. Filipacchi aurait eu l’idée de lancer ça en voyant un soldat américain sortir un livre de petit format de son battle dress. Le succès de ce livre de poche est immédiat ! Mais quelle révolution cet opuscule de littérature nomade a-t-il engendré ?

Réduire les coûts de fabrication

Le premier barrage que l’arrivée du livre de poche a fait sauter, c’est celui de la méthode de fabrication du livre. La nouveauté est dans l’objet, non dans le texte puisqu’il s’agit exclusivement de rééditions. La première des révolutions du livre de poche s’articule autour de deux axes : un format rogné et un prix comparable à celui d’un magazine. Réduire le prix est compliqué, car les marges que se font les professionnels du livre ne sont pas assez conséquentes pour être à ce point mises à mal. Il faut donc chercher à gagner de l’argent dans la fabrication. Une nouvelle machine arrive tout droit d’Angleterre dans les années 50, il s’agit de la perfect binder. Elle permet un brochage très résistant mais surtout, de diminuer les coûts de 30 à 40 % ! Une aubaine. Bien évidemment, la qualité baisse un peu : les pages n’ont pas toutes les mêmes nuances de gris et surtout, elles ne sont plus reliées avec du fil, mais collées entre elles. Ce qui dénote également par rapport à un livre grand format, c’est la couverture aux couleurs bigarrées et aux dessins souvent provocateurs, directement tirées des faits divers. Le livre de poche bouscule les codes !

Un réseau de diffusion de masse

La deuxième révolution qu’il a engendrée, c’est celle liée à sa diffusion. Sans ce point crucial, le livre de poche n’aurait jamais connu un tel succès. Les années 50 voient l’apparition d’un nouveau lectorat (avant c’était surtout les bourgeois) et cela s’explique par l’essor des nouvelles pratiques de consommation. N’oublions pas que nous sommes alors en plein dans la période des Trente Glorieuses. Les magasins populaires en 1929, suivis par le supermarché en 1957 et l’hypermarché en 1963 chamboulent les habitudes des Français et lancent le début de cette consommation de masse. Hachette l’a bien compris et investit ces nouveaux circuits : ils délocalisent la littérature de la librairie spécialisée au drugstore, au marchand de journaux ou à la gare. Un outil symbolise parfaitement ce glissement : le tourniquet. Que ce soit chez les marchands de journaux ou devant les librairies, ces tourniquets fournis par les distributeurs sont dédiés à la présentation des livres de poche en libre service. Le livre est donc devenu un bien de consommation comme un autre. Cet essor a été également rendu possible par la conjecture économique du milieu de l’édition. Quelque peu paralysée par l’entre-deux-guerres et l’Occupation à cause de la restriction de papier, la chaîne du livre va trouver un second souffle et se développer. Mais un développement va toujours de paire avec un changement de cap, ce qui a été le cas grâce à l’avènement du livre petit format, qui profite de l’énorme réseau de distribution d’Hachette pour toucher toutes les couches de la population.

Exit les belles bibliothèques


À côté de ces changements concrets s’est également opérer un glissement de mentalité, qui s’explique en partie par la nature du nouveau lectorat. Avant, les clercs, les notaires, les médecins ou les hommes d’affaires aimaient entrer dans une librairie et demander une belle édition d’un livre (on ne se servait jamais directement, on demandait à notre libraire ce qu’on voulait), pour garnir la bibliothèque. On se construisait une bibliothèque comme on se construisait une maison : pour que cela reste et reflète une certaine identité, avec bien sûr derrière l’idée de transmettre cela à ses petits-enfants. Cet esprit de la thésaurisation, on l’a perdu avec les Trente Glorieuses. On parle désormais de consommation, plus de conservation. En démocratisant le livre, on l’a également relégué à une simple option. Alors qu’avant on avait son libraire comme on avait son boucher ou son boulanger, désormais c’est le client qui est au centre et qui peut se procurer quasiment n’importe où le précieux sésame.

Un unique livre de poche ?

Le livre de poche est-il réellement une invention des Trente Glorieuses alors ? Si l’on s’en tient au succès, alors la réponse est oui. Mais si l’on considère la question de façon plus large, il y avait déjà eu des lancements de collections semblables. Dès le XVIIe siècle même, avec les livres de colportage grâce auxquels le milieu populaire à accès à la littérature. Puis dans les années 1830-1840 à Bruxelles sont publiés dans des tout petits livres les grands romantiques. Au même moment apparaissent en France les « livres à 4 sous » (20 centimes), puis plus tard au XIXe siècle, la maison d’édition Michel Lévy frères crée une collection à 1 franc (qui voit Madame Bovary être publiée à cinq ou six millions d’exemplaires en édition originale) mais deux fois plus grande que le in-16° actuel. En 1905, Fayard lance Le Livre populaire, romans populaires à 65 centimes de petit format et en 1916 les éditions Jules Tallandier commercialisent une collection concurrente appelée Livre de poche, des romans populaires encore moins chers (dont Hachette devra d'ailleurs racheter le nom) et à la couverture en quadrichromie. Mais le succès rencontré par la collection Le Livre de poche tient à la conjonction de ce nouvel objet de consommation avec l'époque et la demande populaire et estudiantine d'un livre bon marché puisque la France traverse en 1949 une crise du livre due au prix du papier.

Un livre qui fait peur aux professionnels et aux intellectuels

La démocratisation de la littérature a fait couler beaucoup d’encre. Alors qu’aux USA le débat prend une telle ampleur qu’Eisenhower doit appeler les gens à ne pas rejoindre les brûleurs de livres (ce qui a mis le feu aux poudres, ce sont les couvertures jugées trop provocantes par la société puritaine à l’aube du maccarthysme), en France il ne se situe pas sur le plan moral, mais sur un plan économique et professionnel. Les libraires et éditeurs voient dans ce petit livre un instrument capable de mettre à mal la chaîne du livre. C’est facilement compréhensible : alors qu’avant les librairies faisaient office de garant, maintenant le client peut venir et se servir lui-même d’un livre peu coûteux. En 1958, la création de J’ai lu, qui propose des livres de littérature très populaire et de la science-fiction, soulève un tollé. Cinq-cents libraires et éditeurs s’élèvent contre tout ça et invoquent une violation des principes de diffusion classique du livre. Le climat est à la méfiance. Pour d’autres raisons, les intellectuels (bourgeois) vont alimenter le débat. Pour eux, il n’est pas judicieux que tout le monde ait accès à la littérature. Elle serait prise de haut, mal comprise, pervertie, servant de réceptacle à une prétendue sous-culture.… les arguments creusent le comble de la mauvaise foi. On sent que l’on commence à gratter l’un de leur privilège. La presse est également le témoin de ce théâtre de prise de position ; Le philosophe Hubert Damisch dénonce dans le Mercure de France en 1964 une « culture de poche » et « une entreprise mystificatrice puisqu'elle revient à placer entre toutes les mains les substituts symboliques de privilèges éducatifs et culturels ». Dans Les Temps modernes en 1965, Jean-Paul Sartre s'interroge : « Les livres de poche sont-ils de vrais livres ? Leurs lecteurs sont-ils de vrais lecteurs ? ». Mais il défend cette invention ! Jean Giono écrit en 1958 : « Je considère aujourd'hui le Livre de poche comme le plus puissant instrument de culture de la civilisation moderne ». Ce qui est prégnant, c’est que cinquante ans plus tôt se sont posés les mêmes craintes : peur de la rupture de la chaîne du livre avec un libre service (on pense ici à Amazon et la FNAC), peur d’une émergence de sous-littérature (lire ici tous les intellectuels réactionnaires), peur d’une culture de masse… Le livre de poche n’a pas finit d’en dire beaucoup de notre époque !

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