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  • Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Le Radeau de la Méduse, histoire d’un naufrage



Lorsque l’on évoque le Radeau de la Méduse, la première chose qui vient à l’esprit est le gigantesque tableau de Théodore Géricault, avec ses tons très sombres, insufflant un vent de tension et de crainte dans la salle du Louvre où il est exposé. Mais où le peintre a-t-il puisé ce sujet d’inspiration ? Dans la mythologie, comme les maîtres classiques et néo-classiques Jacques-Louis David, Nicolas Poussin ou Claude Lorrain avant lui ? Ou s’agit-il d’un épisode historique bien vivace, comme Antoine-Jean Gros se plaisait à peindre ? Le titre initial du tableau, Scène de naufrage, censuré afin d'éviter de s'attirer les foudres de la monarchie, indique clairement que Géricault a puisé dans la réalité pour composer cette toile. Mais quel est cet épisode ? Comment en a-t-il eu vent ? Retour sur les sources d’une des toiles majeures du romantisme français, qui a tant fait parler lors de son exposition au Salon de 1819.

Du récit à l’obsession


Paris, hiver début 1818. Revenu d’un voyage d’étude en Italie, le jeune Théodore Géricault tombe sur le récit d’une catastrophe maritime parue fin septembre de l’année précédente. Deux rescapés, l'aide-chirurgien Henri Savigny et le gadzarts, ingénieur-géographe Alexandre Corréard, livrent les horreurs survenues à bord d’un radeau de fortune au large des côtes de l’actuelle Mauritanie. Le peintre est aussitôt fasciné par la puissance du récit et cherche à en savoir plus. Mais il agit aussi par pragmatisme : devant l’ampleur médiatique que prend l’événement, il songe à toute la reconnaissance que pourrait lui apporter la réalisation d’un tel tableau. Il commence par rencontrer Savigny et Corréard, écoute attentivement leur ressenti du naufrage, prend des notes sur les détails, puis à l’aide du charpentier Lavillette, les trois s’acharnent à construire une maquette réduite en bois, extrêmement détaillée, du radeau infernal. S’ensuit le travail pictural préparatoire : esquisse de corps, de la scène. Son ambition de véracité historique et picturale vire à l’obsession. Pour rendre la rigidité cadavérique des corps, il passe de longues heures dans la morgue dans l'hôpital Beaujon à saisir sur le vif les teintes des chairs des cadavres, étudier le visage des patients sur le point de mourir, allant même jusqu’à emporter chez lui des membres humains pour observer leur décomposition. Géricault s’astreint à une vie quasi monastique : enfermé chez lui, ne prend des pauses que pour manger, ne sort que très rarement, il plonge corps et âme dans son œuvre. Pour en faire surgir une œuvre monumental. Louis XVIII à la vue du tableau eut ces mots : « Monsieur, vous venez de faire là un naufrage qui n'en est pas un pour son auteur. » Géricault aurait-il alors exagéré la scène ? Mais que s’est-il vraiment passé au final sur ce radeau ?

« Larguez les amarres ! »


Nous sommes en 1815, lors du retour sur le trône de Louis XVIII qui marque le début de la Seconde Restauration. La France récupère le Sénégal grâce au traité de Paris, et le 17 juin 1816 quatre navires appareillent de l’île d’Aix pour acheminer le nouveau gouverneur et les fonctionnaires nécessaires à l’établissement de la nouvelle colonie. La Méduse quitte la rade d’Aix accompagnée des trois bâtiments français, le navire de combat Loire, le brick Argus et la corvette Écho, sans aucun souci. La flottille est sous les commandes d’Hugues Duroy de Chaumareys, noble émigré à la Révolution qui n'a pas navigué depuis vingt-huit ans et qui doit sa nomination au retour de la monarchie. La Méduse transporte près de 400 passagers, composés de marins, de fantassins et de civils (artisans, commerçants, fonctionnaires). Le principal danger de l’expédition réside dans la traversée des côtes mauritaniennes, au travers du banc d’Arguin, gigantesque banc de sable. Afin de le contourner, il convient de prendre le large et de sonder le fond régulièrement. Cependant, six jours plus tard, Chaumareys se trompe dans les manœuvres : il ordonne de mettre le cap au large, se pensant plus au sud qu’il ne l’était. Pensant que le banc de sable était derrière eux, il met le cap au nord. Le lendemain, un marin s’inquiétant de la clarté de l’eau, prend l’initiative de sonder le fond. Il n’est que de six brasses. L’alerte est donnée, mais trop tard. La quille heurte le sable. Le bateau s’immobilise, alors que la marée est haute. Les marins décident alors de fabriquer un grand radeau de vingt mètres sur sept avec des espars (assemblés par des cordages et sur lesquels sont clouées des planches qui forment un caillebotis glissant et instable), afin d’y entasser les marchandises pour alléger l’embarcation et la déséchouer. Peine perdue. Le ciel s’obscurcit, le vent se lève, la mer se gonfle et la force des vagues brise la quille. « Le 5 juillet, à la pointe du jour, l’eau ayant déjà pénétré jusqu’à l’entrepont, on décida qu’il fallait abandonner la Méduse » livre Corréard. A bord, seulement six canots de sauvetage. 233 passagers, dont Chaumareys, Schmaltz et sa famille, embarquent sur ceux-ci tandis que 152 marins et soldats, dont une femme, s'entassent sur le radeau de fortune non prévu pour transporter des hommes. Incapable de manœuvre, le radeau amarré à quatre canots et une chaloupe, long de vingt mètre, large de sept, menace d’être submerger et tous commencent à dériver vers le large. Les officiers décident alors de larguer les amarres, puis le commandant Chaumareys décide d’abandonner les naufragés à leur sort. Ils ne disposent en tout et pour tout que d’un paquet de biscuits tombé à l’eau et formant ainsi une pâte, deux barriques d’eau douce et six de vin. Le calvaire commence, entrainant les occupants du radeau aux limites de l’âme humaine.

« Les cris des hommes se mêlaient au bruit des flots tandis qu’une mer terrible nous soulevait à chaque instant de dessus le radeau et menaçait de nous entraîner. »


Sur ce radeau, impossible de se tenir debout. Corréard écrit : « Il était impossible de faire un pas sur le radeau ; il s’était enfoncé au moins de trois pieds sur l’avant et, sur l’arrière, on avait de l’eau jusqu’à la ceinture. » La nuit suivante, vingt hommes meurent, les jambes brisées par les planches du radeau ou emportés par les vagues. Corréard poursuit : « Tout ce qu’ont de terrible la soif et la faim se retraça à notre imagination, et nous avions encore à lutter contre un perfide élément qui déjà recouvrait la moitié de nos corps. De la stupeur la plus profonde, les matelots et les soldats passèrent bientôt au désespoir ; tous voyaient leur perte infaillible et annonçaient par leurs plaintes les sombres pensées qui les agitaient. » En une rapidité extrême, la peur et le désespoir avaient envahi le radeau. « Les cris des hommes se mêlaient au bruit des flots tandis qu’une mer terrible nous soulevait à chaque instant de dessus le radeau et menaçait de nous entraîner. » La journée suivante était calme, ainsi l’espoir avait regagné les cœurs. Mais la nuit survient avec d’épais nuages noirs, qui annonçaient les prémisses non pas de l’orage pour les naufragés, mais de l’apocalypse. Des montagnes d’eau les couvrent et venaient se briser sur eux, faisant ployer inlassablement l’embarcation. Les matelots, persuadées que leur dernière heure était au cœur de la tempête, commencent à adoucir leur humeur avec le vin. La raison bientôt cède à la folie. « « Les fumées du vin ne tardèrent pas à porter le désordre dans des cerveaux déjà affaiblis par la présence du danger et par le défaut d’aliment. Ainsi excités, ces hommes, devenus sourds à la voix de la raison, voulurent entraîner dans une perte commune leurs compagnons d’infortune ; ils manifestèrent hautement l’intention de se défaire des chefs qui, disaient-ils, voulaient mettre obstacle à leur dessein, et de détruire ensuite le radeau en coupant les amarrages qui en unissaient les différentes parties. Un deux s’avança, armé d’une hache, et commençait déjà à frapper sur les liens. Ce fut le signal de la révolte. Des officiers s’avancèrent pour retenir ces forcenés. Celui qui était armé de la hache dont il osa les menacer fut tué d’un coup de sabre. Cet homme était asiatique et soldat dans un régiment colonial. Une taille colossale, les cheveux courts, le nez extrêmement gros, une bouche énorme et un teint basané, lui donnaient un air hideux. Les révoltés tirèrent leurs sabres et ceux qui n’en avaient point s’armèrent de couteaux. Nous nous mîmes en défense. Un des rebelles leva le fer sur un officier. Il tomba à l’instant percé de coups. Bientôt le combat devient général, le mât se brise et peu s’en faut qu’il ne casse la cuisse au capitaine Dupont, notre commandant, qui reste sans connaissance. Les soldats se saisissent de lui et le jettent à la mer » rapporte Corréard. Au matin, soixante-cinq hommes manquent à l’appel, ayant péri pendant la nuit. Parmi les survivants, beaucoup étaient à demi morts à cause de la fièvre, mortellement blessés ou transis de froid. Mais le pire étaient à venir. Une nouvelle fois. Pendant cette nuit de folies, des forcenés avaient jetés à la mer les deux barriques d’eau douce et deux autres de vin. Par conséquent, il n’en restait qu’une de vin. Quant aux biscuits, il n’en restait plus. Les forçats n’avaient pour la plupart pas mangé depuis l’avant-veille au matin, et se jette dans le gosier un mélange de farine et d’eau de mer, qui leur causa d’effroyables coliques et crampes d’estomac.

Du cannibalisme de survie


Le 7 juillet, la folie repousse l’âme humaine dans ses derniers retranchements. Les hommes commencent à avoir des visions, sont sous l’emprise de la démence. Un d’eux, armé d’un couteau, se précipite sur un cadavre, lui tranche un morceau de joue qu’il commence à mâcher. Ses camarades le suivent et se jettent sur les corps des morts tués lors de la bataille de la nui et, les ayant déshabillés, les coupent par morceaux. Les officiers refusèrent de manger cette chair humaine, mais ne les dissuadent par de cet anthropophagie (cannibalisme de survie). Lorsque le cinquième jour éclaire le radeau, il ne restait plus que trente personnes. Une soif ardente, décuplée par les rayons du soleil, les dévorait toujours. Tous étaient en piteux état. « L’eau de la mer avait enlevé l’épiderme de nos extrémités inférieures ; nous étions couverts de contusions et de blessures, qui, irritées par l’eau lorsqu’une vague balayait parfois le radeau, nous arrachaient des cris effroyables » raconte Corréard.

Sauvés à la frontière de l'existence humaine


Le 17 au matin, soit treize jours après avoir été abandonnés, le ciel dégagé de tout nuage laisse présager le calme. Une voile à l’horizon ! Serait-ce encore une hallucination ? Non ! C’est l’un des navires, L’Argus, qui venaient récupérer à bord de la Méduse un coffre contenant 90.000 francs en pièces d’or et d’argent. Heureusement il les aperçoit et les repêche. Sur les 152 personnes du début, il ne reste plus que quinze moribonds couverts de plaies et brûlés par le soleil. Cinq succomberont encore avant d'avoir regagné la côte. A lire le récit de Corréard, on a l’impression d’une dérive qui dure plusieurs mois. Cependant, la Méduse n’aura dérivé que pendant une dizaine de jours. Comment expliquer la folie extrême qui a baignés les esprits, leur faisant commettre les pires atrocités ? Corréard ne se l’explique pas. Ils se sont livrés à de l’anthropophagie alors que des organismes humains sont capables de survivre plusieurs semaines sans nourriture. Tout dans ce naufrage a été extrême, et selon le critique d’art Jonathan Miles, leur mésaventure les a conduit « aux frontières de l'existence humaine ».

Le procès final

Mais tout ce drame aurait dû être étouffé sans le rapport du chirurgien de bord, Henry Savigny, pour le ministre de la Marine. Mais pour torpiller son collègue, la ministre de la Police le fait parvenir à la presse, lui donnant ce retentissement médiatique. L’ivrogne commandant de bord Chaumareys passe devant la justice en mars 1817. La cour le reconnaît coupable d’incurie, des mauvaises conditions de l’évacuation du radeau et de son abandon. Il est dégradé, radié de l’armée et emprisonné pendant trois ans.

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