Une forêt abritant impressionnistes et post-impresionnistes
© MySwitzerland
C'est juchée sur les hauts de Lausanne que la Collection a pris ses quartiers estivaux depuis maintenant plus de deux mois. A la lisière de la forêt, perdue dans les grandes étendues verdoyantes, la Fondation de l'Hermitage émerge dans un contour. Cette minuscule promenade champêtre présage idéalement l'exposition actuelle, puisqu'elle met à l'honneur nombre de tableaux impressionnistes et post-imprésionnistes. De Monet à Manet, de van Gogh à Gauguin, de Cézanne à Sisley en passant par Soutine, Modigliani et Pissaro, la Collection Bührle est l'une des plus belles au monde. Emil Georg Bührle a "le coeur impressionniste". Passionné par les arts depuis les années 1910, cet industriel allemand (naturalisé suisse après) n'a pas les moyen financiers de se construire une collection à la hauteur de son amour pour les peintres modernes français, découverts lors d'une de ses visites à la Nationalgalerie de Berlin, le musée des Beaux-Arts de la capitale. Ce n'est que trente ans plus tard, à la tête d'une fortune devenant toujours plus grande, qu'il démarre sa collection. L'impressionnisme et le post-impresionnisme vont constituer les piliers artistiques de son goût personnel, lui qui voyais les peintres de ces mouvements comme des aboutissements de l'histoire de l'art. Le fauvisme va également conquérir son coeur, plus tard. Et même si l'on trouve quelques Picasso dans sa Collection, le cubisme le rebute. Bührle a donc concentré l'essentiel de sa Collection autour de l'art moderne, créant des groupes. Il est clair que certains artistes se sont vus favorisés, on pense par exemple à Monet, Manet, Gauguin. Mais ces peintres là ne sont pas les seuls à trôner sur les murs de la Fondation de l'Hermitage: il s'intéresse également aux précurseurs du genre, comme Eugène Delacroix ou Henri Fantin-Latour, mais aussi aux pères de l'avant-garde que sont Cézanne et van Gogh, ainsi qu'aux nabis (Bonnard, Vuillard) et aux fauves (Braque, Derain). Emmanuelle Boss explique que c'est "un peu un voyage dans l'histoire de l'art". Collectionneur chevronné, Emil Georg Bührle n'a pas échappé au faux-pas puisque dans les combles, deux faux tableaux (des autoportraits de Rembrandt et de van Gogh) sont exposés !
Une sélection riche et enchanteresse
Parmi les quelques six-cents oeuvres que compte le fonds de Fondation Bührle (qui est lui-même une sélection d'un tiers environ de la Collection), il a bien fallu faire une sélection pour Sylvie Wurhmann, en charge de l'Hermitage et Lukas Gloor, conservateur des Bührle. Ils ont retenu cinquante-quatre pièces (il y en aura soixante-quatre lors du voyage au Japon de la Collection, avant son retour au bercail à Zurich) qui sont exposées dans les neuf salles que compte l'Hermitage. L'accrochage est très réussi puisqu'aéré, permettant ainsi aux oeuvres de respirer, tout en entrant en dialogue. C'est le cas des deux autoportraits dans la première salle: de facture semblable (cadrage resserré, figures se détachant sur un fond sombre, palette restreinte), les portraits de Frans Hals (Portrait d'homme, 1660-65) et Pierre-Auguste Renoir (Portrait d'Alfred Sisley, 1864) montrent bien la volonté du collectionneur d'établir une généalogie dans l'art, et non pas de faire un cabinet de curiosité à tombeau ouvert. Pareil avec les deux natures mortes dans une salle adjacentes, peintes l'une par Paul Cézanne, l'autre par Henri Fantin-Latour. Si ce dernier respecte plutôt bien les codes classiques pour ce qui est attendu de la beauté en ce temps, Cézanne quant à lui est résolument plus libre dans son interprétation. Le choc est saisissant, malgré la proximité temporelle des deux tableaux. Parmi les neuf salles réparties sur quatre étages, l'une d'elles constitue le pivot de la visite. Située au 1er étage, entre les salles "Auguste Renoir et Edgar Degas" et "Edouard Manet", une pièce accueille les chefs-d'oeuvre de la Collection Bührle.
On retrouve accrochés Le garçon au gilet rouge (peint entre 1888 et 1890, voir à droite du texte) de Cézanne, très vite élevé au rang de chef-d'oeuvre par la critique et considéré comme l'une des toiles emblématique du peintre, Le semeur, soleil couchant de Vincent van Gogh (peint à Arles en 1888), qui clôt une longue série de compositions sur le thème de la vie paysanne, empreint d'un symbolisme profond avec le disque solaire qui prend une teneur cosmique et qui baigne le paysage dans une lumière crépusculaire, L’offrande de Gauguin (peinte lors de son séjour aux Marquises vers la fin de sa vie) tient également du chef-d'oeuvre, tant cette scène de vie quotidienne polynésienne fascine pas sa quiétude et semble bercer même le spectateur.
Un intérieur un peu inférieur
Si les salles du rez-de-chaussée et du 1er étage sont vraiment bien garnies et que la thématique suit son cours, malheureusement le sous-sol paraît quelque peu en deçà des attentes. Une salle est consacrée aux nabis Pierre Bonnard et Edouard Vuillard, une autre à l'École de Paris. Mais la scénographie ne convainc guère cette fois. Alors que les autres espaces sont extrêmement aérés et laissent les tableaux s'approprier l'espace, les toiles nabis souffrent d'une asphyxie. Alors évidemment ce sont des scènes intimes et donc cela justifie la proximité voire le resserrement, mais tout de même ! On ne peut apprécier à leur juste valeur des toiles qui végètent dans un éclairage clair-obscur, calées entre deux couloirs. Les tons de Bonnard (voir Intérieur, à gauche du texte, peint vers 1905) et Vuillard se font ainsi fades et presque décrépis, et l'on passe son chemin sans entrain et sans appétit, déambulant désormais dans la salle des avant-gardes. Là aussi, on reste sceptique, on sent le propos forcé, trop muséal. Emil Georg Bührle on le sait, n'était pas un grand fan du cubisme. Alors pourquoi avoir voulu absolument monter des toiles de Picasso et Braque ? A trop vouloir respecter l'histoire de l'art, on perd la trame personnelle de la Collection qu'a montée Bührle.
Un collectionneur controversé
Emil Georg Bührle n'est pas un collectionneur comme les autres. Né en 1890 à Pforzheim (Allemagne), il trouve du travail dans la Magdeburger Werkzeugmaschinenfabrik. Puis il est muté en 1924 dans celle d'Oerlikon qui vient d'ouvrir. Il est chargé de développer le secteur de l’armement, en dépit du traité de Versailles qu’il s’agissait de contourner. Il s'y emploie avec brio, et rachète même l'entreprise en 1936. Un an plus tard, il acquiert la nationalité suisse. C'est à partir de ces années-là, avec un revenu plus confortable, qu'il commence sa collection d'art. Mais il ne faut pas oublier que la Seconde Guerre mondiale a fait de cet industriel un multi-millionaire puisque les ventes d'armes à la Wehrmacht et aux armées des alliés du Reich de juin 1940 à septembre 1944 ont fait passer sa fortune de 140.000 francs suisses à 127 millions de francs suisses.
Lorsque l'on commence la visite de l'exposition, on entre directement sous le feu des critiques. Pourquoi ? Une toile cristallise toute cette question: La Liseuse de Camille Corot. Cette oeuvre, comme celle d'Alfred Sisley (Été à Bougival), a lancé le sujet de la controversion du collectionneur. L'homme aurait en effet acquis des toiles spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale qui, on le rappelle, avait été le théâtre d'une gigantesque confiscation d'oeuvres aux juifs par l'Allemagne nazi. Si La Liseuse et l'Été à Bougival après la guerre ont été déclarée spoliés par le Tribunal fédéral condamnant donc Emil Georg Bührle à restituer ces tableaux, il a été dans un second temps innocenté indemnisé puisque la justice d’alors a reconnu "qu’il avait agi de bonne foi" rappelle Lukas Gloor, directeur et conservateur de la Fondation Collection E. G. Bührle à Zurich. L’excuse de la «bonne foi» de Bührle n'est absolument pas convainquante pour Hans Ulrich Jost, historien et professeur honoraire de l’Université de Lausanne: "Dans ces années-là, les gens savaient bien pourquoi de tels tableaux se retrouvaient sur le marché! Dans le doute, la morale aurait voulu qu’il s’abstienne de les acheter !" C'est dans cette tourmente qu'a vu le jour un un ouvrage collectif intitulé Schwarzbuch Bührle, Raubkunst für das Kunsthaus Zurich? (Le livre noir de Bührle, de l’art spolié pour le Kunsthaus de Zurich ?), dans lequel les auteurs retracent la vie du collectionneur et émettent de sérieux doutes sur la provenances de la majeure partie des tableaux du collectionneur.
Quelques rappels historiques concernant l'art spoilé: "L’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne en 1933 contribue à augmenter la quantité d’oeuvres d’art mises sur le marché, déjà importante en raison de la crise de 1929. En effet, jusqu’en 1945, le régime met en place, en Allemagne et dans les pays annexés et occupés, une politique de confiscation des biens appartenant aux Juifs, y compris les oeuvres d’art. On parle dans ce cas d’ "oeuvres spoliées". Les nazis entreprennent aussi de "purifier" les musées allemands en expurgeant des collections l’art dit "dégénéré" , essentiellement l’avant-garde. Une grande part de ces oeuvres saisies sont vendues, et les bénéfices des transactions reviennent aux autorités allemandes. Outre ces biens confisqués, circulent à cette époque des oeuvres qui sont envoyées par leur propriétaire hors des zones contrôlées par le IIIe Reich, notamment en Suisse, dans le but de les mettre à l’abri. On appelle aujourd’hui ces oeuvres "biens en fuite" . Une partie de ces oeuvres finit sur le marché de l’art suisse, resté très actif pendant le conflit. En 1945, une chambre spéciale du Tribunal fédéral est instituée pour rendre à leur propriétaire légitime les biens spoliés. Comme d’autres collectionneurs, Emil Bührle est jugé, et les treize peintures spoliées identifiées dans sa collection sont restituées. Lors d’un autre procès, le tribunal reconnaît que lorsque Bührle a acheté ces toiles auprès de marchands, il ignorait qu’elles avaient été volées. Après la restitution des oeuvres spoliées, le collectionneur en rachète certaines à leur propriétaire légitime. C’est le cas de deux des tableaux présentés dans cette exposition : La liseuse de Camille Corot et Été à Bougival d’Alfred Sisley, restitués et rachetés, respectivement, à Paul Rosenberg et aux héritiers de Moïse Lévi de Benzion. Trois cas de biens en fuite ont été identifiés dans la Fondation Bührle, dont Le portrait de Leboeuf par Courbet, présenté au rez-de-chaussée de l’exposition. Le tableau a été prêté au Kunsthaus de Zurich pour une exposition en 1935, et son propriétaire berlinois, Franz Ullstein, a tenu à ce qu’il reste en Suisse. Ayant hérité du tableau, sa fille, qui vivait alors au Portugal, l’a mis en vente en 1941 à Genève." (document de la Fondation de l'Hermitage concernant l'exposition)
Si certaines zones d'ombre quant au commerce entre la Suisse et l'Allemagne nazie ont été levées, c'est grâce à la Commission Bergier dont les travaux sur les relations les deux pays ont été publiés entre 1998 et 2002 (À lire également l'excellent ouvrage de vulgarisation de ce rapport: Boschetti Pietro, Les Suisses et les nazis. Le Rapport Bergier pour tous, Zoé (poche), 2010). La Fondation de la Collection Bührle a répliqué dans une lettre ouverte en déclarant que les auteurs du livre "ferment volontairement les yeux sur le fait que des lacunes sur des changements de propriétaires survenus il y a 70 ans ne veulent pas dire automatiquement et nécessairement qu’ils ont été le résultat d’expropriations illégales.". Le Kunsthaus de Zurich conteste également vivement les accusations contenues dans l’ouvrage. "À aucun moment ces deux dernières années, les auteurs n’ont consulté les archives de la Fondation de la Collection Bührle ou celles du Kunsthaus, qui sont publiques", souligne le porte-parole Björn Quellenberg. Cependant, loin de se contenter de ces réponses, les auteurs du livre noir veulent étendre la notion d'art spoilé. En effet, ils veulent que soit reconnu comme achat illégal tout achat n'ayant pas pu être effectué si un autre régime que l'Allemagne nazie avait été en place (ce qui inclut les ventes forcées ou précipitées pour ne pas être sous le viseur du Reich). Du côté de la Confédération, Benno Widmer rappelle encore qu’en septembre 2014, la Conférence juive sur les plaintes en restitution ("Jewish Claims Conference") a relevé positivement les efforts fournis sur sol helvète. La Suisse est en effet classée parmi les pays ayant réalisé des progrès "substantiels" dans la mise en œuvre des principes de Washington. Loin de faire le dos rond sur toutes ces polémiques, la Fondation de l'Hermitage a consacré une salle entière à cette question de l'art spoilé dans la Collection Bührle. Tous n'ont pas eu cette même attitude.. Présentée comme un événement par l'ensemble de la presse française (et internationale), l'exposition consacrée à la Collection Chtoutkine s'est aussi distinguée par un silence assourdissant comme ce qui constitue une évidente spoliation soviétique lors de la Révolution russe. Quand on s'appelle Bernard Arnault et qu'on fait figure épouvantail dans le monde de l'art contemporain, il y a certains silences qui s'obtiennent plus facilement.
Pour en revenir au coeur du sujet et abandonner un peu les zones tourmentées, on se laisse très vite de nouveau gagner par la puissance de cette Collection, au charme indescriptible.
Les joyaux de la Fondation de l'Hermitage
A la toute fin de l'exposition, au sous-sol, se trouve une salle qui met à l'honneur des tableaux se complétant à merveille avec l'exposition actuelle. On y retrouve Caillebotte, Vallotton, Bocion et tant d'autres. Chefs-d’œuvre de la Collection Bührle. Manet Cézanne, Monet, van Gogh… est une formidable vitrine pour la Fondation de l'Hermitage. Dès son ouverture au public en 1984, elle s’est inscrite au coeur du XIXe siècle. Premièrement de par son écrin architectural qui constitue l'un des bijoux du milieu du XIXe siècle de la région lémanique, mais aussi de par la nature de sa Collection, qui volontiers vers cette période-là de l'histoire de l'art. La Seine à Saint-Cloud (1879) d’Alfred Sisley fut par exemple le premier tableau à entrer dans les collections. Nous vous laissons découvrir un panel des oeuvres appartenant aux collection et exposée dans la salle numéro neuf.
Chefs-d’œuvre de la Collection Bührle. Manet Cézanne, Monet, van Gogh… à voir jusqu'au 29 octobre
Ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h00 (nocturne jusqu'à 21h le jeudi)
Fondation de l'Hermitage Route du Signal 2 Case postale 42 CH - 1000 Lausanne 8
Catalogue de l'exposition: 200 p., 48 CHF