Il est rare qu’un artiste fasse l’unanimité à la fois chez les connaisseurs et face au grand public. C’est pourtant le tour de force que David Hockney a remporté depuis de longues années. On ne saurait trop vraiment expliquer pourquoi, mais face à une toile du Britannique, on se sent happé par le décor, les personnages, les ambiances. Si bien sûr, il y a des explications rationnelles, techniques : la perspective classique est renversé de sorte à inclure le spectateur comme acteur du tableau, les personnages sont plongés dans des poses contemplatives… Mais cela ne saurait expliquer toute l’attirance qu’opèrent les tableaux d’Hockey sur le spectateur. Une attirance quasi mystique ! Le Centre Pompidou ne s’est pas trompé en proposant la rétrospective la plus complète consacrée au travail du natif de Bradford, fort de plus de cent soixante œuvres : le public afflue sans discontinuer, adultes comme enfants.
De Bradford à Londres, du réalisme à l’expressionnisme abstrait
The First Marriage (A Marriage of Style I)
Né dans une famille modeste, le jeune David Hockey étudie dans l’école d’art de sa ville natale, Bradford, bourgade industrielle de l’ouest du Yorkshire. Là-bas, il baigne dans le mouvement Kitchen sink, courant porté par ses professeurs et décrit par le critique d’art David Sylvester comme une réponse anglaise au réalisme socialiste, plus à même de témoigner de l’âpre quotidien du prolétariat local. Il s’envole ensuite pour Londres et fréquente le Royal College of Art. Nouvelle révélation avec la découverte de l’expressionnisme abstrait des Alan Davis ou autres Jackson Pollock. Il se frotte également aux styles crus de Jean Dubuffet et Francis Bacon (chez qui il puisa l’audace d’exprimer explicitement l’homosexualité). C’est en 1961, fort de cet éclectisme pictural qu’il présente quatre tableaux dans une exposition consacrée aux artistes britanniques émergents.
Les Piscines et la gloire
En haut: Sunbather | En bas: A Bigger Splash
De facture un peu plus tiraillée au début, sa peinture se métamorphose complètement lorsqu’il décide de quitter la grisaille londonienne pour le soleil californien. Nous sommes en 1964 et la peinture de David Hockney va prendre des allures pop, les sujets vont se faire plus lascifs, charnels. C’est sur la côte ouest des USA qui rencontrera Peter Schlesinger, son amant et moteur principal de cette sensualité qui explose de sa palette. L’imagerie d’une Californie hédoniste et solaire imprimera durablement son style et il s’en fera le porte-parole. Il s’attèle dès lors à ses séries de piscine. En 1964, soit une année après sa rencontre avec Andy Warhol qui lui aurait suggéré selon la légende l’idée des Piscines, il présente une œuvre qui rassemble tous les éléments qui feront de lui un artiste mondialement connu : une mouvementée, l’abstraction au sein de la figuration, l’asymétrie dans la structure, une composition en apparence simple et bien sûre, la nudité masculine. Son Sunbather reste cependant trop plat mais préfigure un style qu’il se chargera de densifier en quelques mois seulement, en charnelisant ces corps, leur injectant fougue et désir. Sa peinture dorénavant sera le "lieu où le monde gonfle puis s’amincit, avant d’être pris à nouveau d’une poussée de fièvre qui tombe et remonte" comme l’écrit Judicaël Lavrador. Il explose aux yeux du monde de l’art en 1967 avec son célébrissime A Bigger Splash réalisé à l’acrylique. Un jour typique californien y est montré : chaud et ensoleillé, baigné par un ciel bleu sans nuage et délimité au fond par deux palmiers. Basé d’après photographie et retravaillant deux toiles précédentes peintes toutes deux un an auparavant (A Little Splash et The Splash), ce tableau étonne d’abord par son fort aspect géométrique : les horizontales du toit et de la base de la maison sous soulignées par les lignes de la piscine, puis au premier plan tout est contrebalancé par la ligne du plongeoir, qui paraît transpercer le tableau. Elle se prolonge dans les longues baies vitrées, puis les palmiers. De cette composition en croix se propage cependant une impression de douceur et de calme. Les tons très tendres bercent le spectateur. Et d’un coup, le tableau est balloté. La grande éclaboussure du milieu est ce "lieu où le monde gonfle". Si le tableau est considéré comme l’une des œuvres maîtresse du peintre, c’est aussi car il reflète à merveille la fusion des styles : de l’abstraction géométrique (via les angles droits de la façade) en passant par le colorfield painting (via la touffeur de la surface) jusqu’à l’expressionisme (via les giclures aquatiques), la maîtrise de David Hockney est parfaite. La suite, on la connaît, il continuera son exploration de la vie californienne à travers sa série de Piscines. Il introduit un premier homme dans l’eau (Peter Getting Out of Nick’s Pool), puis va vers ses doubles portraits avec Pool with Two Figures et enfin, confronté à la prééminence critique du formalisme abstrait (Art minimaliste), il réalise une série de vingt-neuf Paper Pools, des peintures sur papier illustrant l’eau dans une piscine soumise à l’éclairage diurne et nocturne, en hommage bien sûr aux Piscines de la décennie précédente.
La libération des focales
Pearblossom Highway
Un autre mouvement artistique vient le frapper de plein fouet : le cubisme. Hockney réalise dès 1970 ses premiers joiners, sortes de photocollages composés d’une juxtapositions de Polaroïds qui, par un jeu de déconstruction puis reconstruction, réinterprète le principe du cubisme. Grâce à ceci, il expérimente ses recherches sur la perspective centrée ou inversée et la vision d’un spectateur en perpétuel mouvement autour du sujet. Il crée des œuvres qui s’affranchissent du principe de la seule focale. Pearblossom Highway, somme de plus d’une centaine de photographies qui sont autant de points de vue différents, est un exemple typique de cette peinture polyfocale. Installé depuis à Paris, il assiste à sa première rétrospective française, réalisée par le musée des Arts décoratifs. Il revient cependant dans le nord de l’Angleterre en 1997, retrouver les sites champêtres de son enfance. Il continue sa réflexion avec les joiners auxquels il juxtapose cette fois de écrans de télévision.
Compenser la surdité par des coloris criants
Breakfast At Malibu, Sunday
Un autre tournant majeur s’est cependant opéré dans la carrière du peintre. Soudainement frappé de surdité presque complète en 1978, il compense cette perte auditive par une recrudescence visuelle dans les pigments choisis. Ainsi, les coloris se font plus criants et les atmosphères bruyantes. Dehors les couleurs tendres et pastel ! De cette période nous retrouvons Breakfast at Malibu, Sunday qui s’inspire des nuits bleues de van Gogh, Large Interior, Los Angeles du cubisme de Braque, et The Other Side du surréalisme de Max Ernst. Les vastes paysages californiens convoquent quant à eux l’art brut, et la peinture naïve sud-américaine, et il retient de Matisse la couleur intense et expressive.
Un peintre de la technologie
Yosemite I, October 16th 2012
Depuis ses débuts, David Hockney n’a eu de cesse de s’aventurer dans le sillage des technologies modernes. Expérimentant le fax, les photocopies, la caméra HD, c’est donc tout naturellement qu’il utilise l’iPad comme carnet de croquis. Dessus, il produit des centaines de paysages, natures mortes ou portraits qu’il partage par message à ses amis, fait circuler sur le web ou imprime tout simplement. C’est d’ailleurs par ce biais qu’il fait tourner son économie, préférant ne pas faire circuler ses tableaux. D’où le petit nombre de tableaux conservés par les musées. Ce qui rend cette rétrospective encore plus précieuse. C’est également sur ces séries de dessins sur tablette que se clôt l’exposition. Composée de quatorze salles, elle peut se lire de différentes façons. Chronologiquement bien sûr, mais également en suivant les paysages, puis les portraits. Face à la chaleur étouffante qu’il règne dans la capitale en été, je ne saurais que trop vous conseiller d’aller vous plonger quelques heures dans la peinture délicieusement rafraîchissante de David Hockey, pour y vivre un moment de calme. Enfin !
David Hockney, rétrospective
Centre Pompidou
Place Georges-Pompidou
75004 Paris
Exposition jusqu’au 23 octobre