© Nicolas Vial
J’avais – un peu comme tout le monde au final – lu Le Petit Prince il y a de cela quelques temps. Je n’en avais pas forcément gardé un souvenir impérissable. Puis je suis tombé sur le documentaire d’Arte consacré à Antoine de Saint-Exupéry (le lien pour les curieux : http://www.arte.tv/guide/fr/064446-000-A/antoine-de-saint-exupery-le-dernier-romantique), qui m’a donné envie de redécouvrir l’auteur. Je suis donc allé faire un tour dans un des bouquinistes de ma ville, et j’ai déniché un exemplaire jauni de Pilote de guerre. Dès les premières pages, j’ai été happé par le style simple mais terriblement efficace et entrainant de l’auteur. Oscillant entre le témoignage de guerre, les réflexions philosophiques et la poésie, ce livre se savoure tranquillement, comme on laisserait fondre un bonbon sous sa langue.
Saint-Exupéry est arrivé au monde avec le nouveau siècle, né le 29 juin 1900 à Lyon. Issu d’une ancienne famille aristocratique, le jeune Antoine a une enfance privilégiée, entouré de sa mère, de ses trois sœurs et de son frère. Il projette de rentrer à l’Ecole Navale, après des études secondaires moyennes, trop dissipé et rêveur pour se conformer. Malheureusement, l’entrée lui est refusée pour une mauvaise note en géographie. Pour se venger, Antoine simulera une fausse alerte à la bombe. Si la mer se dérobe à lui, alors ce sera les airs ! Il s’engage dans l’armée, et après de longues persuasions, on le laisse voler. Il est quand même de naissance aristocrate… Il entre en 1926 à l’Aéropostale sous la direction de Didier Daurat, où il apprend selon ses dires « à casser un avion tout seul ». Au printemps 1927, il est choisi pour assurer le courrier entre Toulouse et Casablanca, puis plus tard entre Toulouse et Dakar. Il devient ensuite chef d’aéroplace à Cap Juby où il restera dix-huit mois, entre sable et océan. Il ne passait pas grand monde, et plusieurs semaines pouvaient se dérouler sans que la base soit fréquentée. Il est également chargé, et c’est pour cela qu’on l’a choisi, de renouer un dialogue avec les tribus insoumises locales (sahraouies et maures) et de collaborer à la libération d’otages. C’est une mission extrêmement dangereuse. De ce long séjour dans le désert émergera son premier livre, Courrier Sud. De retour d’Afrique, il est nommé directeur de la section sud-américaine de l’Aéropostale et s’envole pour Buenos Aires. Mais le krach de 29 n’épargne personne, et la France préfère investir dans une nouvelle compagnie aérienne, Air France, et donc l’Aéropostale de Saint-Exupéry tombe en liquidation judiciaire. C’est un coup dur pour lui, et il revient en France. Il met à profit son retour au pays pour écrire un second roman, inspiré de son périple sud-américain. C’est Vol de nuit. S’il devient un auteur de plus en plus en vogue, reconnu, c’est aussi son succès qui va l’éloigner petit à petit de l’univers des pilotes, lui reprochant de trahir son milieu en livrant leurs secrets et leur vie. De ce long désamour, Saint-Exupéry ne s’en remettra jamais vraiment. Mais il fait des pieds et des mains pour retrouver de l’embauche dans la profession. On l’embauche finalement chez Air France, d’abord comme pilote d’essai, puis finalement comme conférencier. Que cela ne tienne, Saint-Exupéry a maintenant de l’argent et a pu s’offrir un avion ! Il essaie de battre des records, comme celui de Paris – Saigon en 1935, qui le voit s’écraser une première fois dans le désert de Lybie, ou celui de Ney York – Terre de Feu, qui le voit s’écraser cette fois au Guatemala. La santé du pilote entame alors une pente descendante. Notons encore que pendant ces années, il prend la plume pour des journaux : il part Au Viêt Nam (1934) et à Moscou (1935) enquêter pour Paris-Soir, puis il est envoyé en Espagne pour couvrir la guerre civile. De ces différents voyages, il accumule une très importante somme de souvenirs, d’émotions et d’expériences, qui lui servent à nourrir sa réflexion sur le sens à donner à la condition humaine. Ce qui aboutit à l’écriture de Terre des hommes, son troisième livre, qui est publié en 1939 et qui reçoit le prix de l’Académie française. Saint-Exupéry a tout pour être heureux. Mais il est triste, il se morfond, se sent seul, ses camardes éloignés. Ce mal-être trouve également résonnance dans l’enfance du jeune Antoine : il a quatre ans lorsqu’il perd son père, dix-sept lorsqu’il perd son seul frère. Ses expériences réussies dans les airs ne suffisent pas à masquer sa solitude, lui qui a été abandonné du jour au lendemain par sa première fiancée, Louise de Vilmorin, puis lui qui a connu un mariage tourmenté avec Consuelo, veuve d’un journaliste paraguayen. Mais il est un auteur reconnu ! Enfin… Renié par sa famille des airs qui ne voyaient pas d’un bon œil ce pilote-faiseur de livres, il est également renié par toute une caste d’intellectuels qui ne verront en lui qu’un « aviateur égaré ». Il perdra encore ses compagnons Jean Mermoz et Henri Guillaumet, tous deux morts avant lui, en vol. Puis le drame : le 15 août 1943 à 8h30, le Lightening P-38 du commandant Saint-Exupéry n’apparaît plus sur les radars. Il se serait écrasé près des côtes de la Provence. Mais les recherches ne peuvent pas être menées, nous sommes encore en temps de guerre. Tout un mystère enveloppe alors la mort de Saint-Exupéry…
1939, Saint-Exupéry est mobilisé. 1944, il est porté disparu. En moins de cinq ans, sa production littéraire n’a de cesse de s’accroître, et son nom être connu des milieux littéraires et du grand public. Trois temps se succèdent pendant cette période charnière : d’abord la Campagne de France du 4 septembre 1939 au 5 août 1940, puis le séjours aux Etats-Unis de janvier 1941 à février 1943, et enfin le transfert en Méditerranée (Maroc, Algérie, Tunisie, Sardaigne, Corse) et le retour au combat malgré sa forme physique et son âge : il a dépassé la quarantaine. Il effectuera huit missions. La huitième lui coûtera la vie.
Le premier de ces trois intervalles est marqué par l’insistance de ses amis à le protéger, en lui donnant des missions d’ordre administratif dans différentes secteurs, et surtout par son acharnement à rester attaché à son escadrille et à multiplier les missions de reconnaissance. Saint-Exupéry ne se sent libre que dans les airs, c’est là qu’il peut prendre du recul et méditer sur lui, sur la condition humaine, sur l’existence. Sa vie durant, il n’aura de cesse de chercher à s’extraire du sol.
La troisième période le rend à l’action militaire. Il est à l’entraînement à Oujda lors de la parution du Petit Prince. Malgré son âge canonique, au sens strict du terme, il obtient l’autorisation de piloter l’appareil le plus rapide, le Lightening P-38. Mais la joie des airs ne suffit pas à dissiper son angoisse : Saint-Exupéry est dépassé par son temps, il ne retrouve pas ses impressions de vol et la complexité du pilotage et du tableau de bord d’un tel engin le font pester. Durant ces six derniers mois, il s’attèle à son dernier livre, Citadelle, qu’il laissera inachevé après sa mort.
Mais la période qui nous intéresse tout particulièrement ici s’étend de 1941 à 1943. Pilote de guerre sera écrit en 1941 à New-York, Lettre à un otage et Le Petit Prince l’année suivante. Leur succès sera éclatant. Désormais démobilisé, Saint-Exupéry se rend à New-York pour, en vertu de son statut d’écrivain reconnu, convaincre les Américains d’entrer en guerre. Puis lorsque cela sera chose faite avec Pearl Harbour, pour les inciter à débarquer en Afrique du Nord. Ce qui se produira également. Il appelle ensuite à l’unité des tous les Français, et refuse de prendre position pour le général de Gaulle ou le maréchal Pétain. Ce qui le placera dans une situation inconfortable, les deux camps jugeant qu’il œuvrait pour l’autre. Saint-Exupéry est une nouvelle fois incompris… Mais revenons un peu au contexte d’écriture et de publication de Pilote de guerre. Le 3 septembre 1939, la France déclare la guerre à l’Allemagne. Saint-Exupéry est mobilisé et obtient son affectation au groupe d’aviation 2/33 où il y accompli des missions de reconnaissance photographique. Le livre est précisément le témoignage d’une de ces missions, au-dessus de la ville d’Arras. Alors que les panzers allemands envahissent les rues de la ville, le capitaine Saint-Exupéry, assisté de son officier observateur et de son mitrailleur, doit survoler la zone pour faire le maximum de photographies. Même en sachant que ces clichés ont bien peu de chance d’atterrir dans les mains de l’état-major… Au regard de la débâcle militaire et de l’ampleur de l’exode civil, l’armée française est en effet plus préoccupée par ses manœuvres de repli que par l’utilisation de renseignements. Publié simultanément en anglais et en français aux Etats-Unis sous le titre de Flight to Arras en 1940, le livre ne paraît en France que deux ans plus tard, aux éditions Gallimard. Le gouvernement de Vichy accepte sa diffusion, puis se ravise sous la pression des pétainistes et de la censure allemande, en février 1943. Malgré cette censure, Pilote de guerre se diffuse clandestinement et se lit sous le manteau. Durant six mois en tête des ventes aux USA, le livre contribue activement à rectifier l’image de la France aux yeux de l’opinion publique et politique américaines. Saint-Exupéry y raconte la guerre avec recul, ses horreurs, l’humiliation de la défaite, l’humanité qui s’en va, la spiritualité qui essaie de la remplacer. Le récit bouleverse les Américains et leur permet de comprendre qu’avant d’être écrasée par l’armée allemande, la France s’est courageusement battue, et que son armée de l’air considérée par beaucoup comme absente du ciel, n’a pas démérité. Pilote de guerre est donc un double livre de combat : il raconte le combat de Saint-Exupéry, ses hommes et la France, mais il est aussi un manifeste de combat pour que les USA prennent part à la guerre. Ce qui fait que ce livre a été couronné de succès, et plutôt deux fois qu’une.
Nous avons énormément parlé de la vie de Saint-Exupéry, du contexte politique et historique, mais son œuvre et surtout son livre Pilote de guerre sont restés en filigrane. Il était cependant prépondérant de bien présenter l’auteur, ses combats, ses idées, pour que le propos du livre trouve un vrai écho. Car si parfois parler de l’auteur pour expliquer les ressorts de l’œuvre est une facilité et amène à des contresens, chez Saint-Exupéry c’est une condition essentielle. Michel Quesnel le montre bien : « Il n’était guère possible de parler de la création chez Saint-Exupéry sans esquisser les grandes lignes de son destin, tant l’existence et l’écriture s’imbriquent étroitement chez lui. » Il ne faut pas oublier que nulle part sur l’édition Gallimard ne figure le terme « roman ». Il est dit que c’est un « récit ». Ainsi, on ne peut mettre de côté la vie de l’auteur pour s’intéresser uniquement à la fiction du texte, puisque ce n’est pas de la fiction pure ! C’est un témoignage, et un témoignage de guerre à laquelle l’auteur a pris directement part. Ne pas poser le contexte aurait été fallacieux, car c’est ce qui porte le livre, et de plus, Pilote de guerre a influencé cette guerre, en convainquant les Américains de débarquer à Pearl Harbour. L’existence de Saint-Exupéry commandait la forme même de cet article.
Pilote de guerre est bien plus qu’un manifeste. Le récit, entrecoupé de méditations, se déroulant sur une trame sensible et imaginaire, est d’une puissance folle. Le sentiment d’extrême proximité avec le narrateur et même la guerre plonge le lecteur au plein cœur de la narration, il est balloté par les phrases lapidaires de Saint-Exupéry autant que par les événements.
« Nous sommes fin mai, en pleine retraite, en plein désastre. On sacrifie les équipages comme on jetterait des verres d'eau dans un incendie de forêt. Comment pèserait-on les risques quand tout s'écroule ?... En trois semaines, nous avons perdu dix-sept équipages sur vingt-trois. Nous avons fondu comme une cire... Nous savons bien que l'on ne peut faire autrement que de nous jeter dans le brasier, si même le geste est inutile. Nous sommes cinquante, pour toute la France. Sur nos épaules repose toute la stratégie de l'armée française. »
Saint-Exupéry nous livre un récit au plein cœur de la guerre, et pourtant empreint d’un très grand recul. C’est un témoignage lucide, mais désemparé. Il ne cherche pas à expliquer la guerre, elle ne s’explique pas, elle n’est qu’un lent exode, pour les deux camps. Elle frappe de plein fouet, sans regarder. « La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie. » La menace de la mort plane sans discontinuer, elle s’intercale dans les petites habitudes comme dans les grandes manœuvres. Elle n’est pas une conséquence de la guerre, elle fonctionne comme un tout avec elle. Sous sa plume, elle devient une logique.
« La mort est une grande chose. Elle est un nouveau réseau de relations avec les idées, les objets, les habitudes du mort. Elle est un nouvel arrangement du monde. Rien n’a changé en apparence, mais tout a changé. Les pages du livre sont les mêmes, mais non le sens du livre. »
Bien plus qu’un simple récit de guerre, Pilote de guerre est une interrogation. Interrogation sur l’humanisme, sur l’amitié, mais également sur la défaite française. Saint-Exupéry ne fustige pas les erreurs individuelles ou l’impéritie du haut commandement, il pose le constat amer que tout simplement, les rapports de force n’étaient pas égaux. La défaite française résulte, selon lui, d’un déclin de la civilisation qui a tout entrainé avec lui. Il tire de son expérience individuelle des leçons universelles, parmi lesquelles les concepts d’Homme, de Civilisation, d’Idée, d’Humanisme, de Société ou encore de Spiritualité. L’auteur se mue alors en un philosophe, nous expliquant pourquoi les notions d’Homme et de Civilisation sont à même de régler ce chaos. Il puise chez Nietzsche également cette distanciation de l’opposition trop facile entre bien et mal :
« Les historiens oublieront le réel. Ils inventeront des êtres pensants, reliés par des fibres mystérieuses à un univers exprimables, disposant de solides vues d'ensemble, et pesant des décisions graves selon les quatre règles de la logique cartésienne. Ils distingueront les puissances du bien des puissances du mal. Les héros des traîtres. »
Mais que restera-t-il de la guerre ? L’amitié par exemple. Saint-Exupéry la découvre en la vivant, peu à peu. C’est en travaillant au même ouvrage que l’on tisse ces liens-là, en suant tous ensemble. Mais c’est aussi au travers des rencontres, qui se multiplient lors des escales, que l’on se noue d’amitié. Il approfondit encore plus cette notion dans Terre des hommes. Mais l’amitié demeure toujours ? Malheureusement non, Saint-Exupéry se rend là aussi à l’évidence.
« Il est difficile d’exister. L’homme n’est qu’un nœud de relations, et voilà que mes liens ne valent plus grand-chose. »
Alors, vers quoi se tourner pour se raccrocher à quelque chose ? Saint-Exupéry croit à la victoire car il croit aux vertus d’une tradition spirituelle qui offre à chacun de se dépasser, se développer, de se sacrifier pour bâtir le monde. Et cette spiritualité se traduit avec des mots nouveaux, des idées nouvelles : la mort prend une réalité très concrète, le mot « Esprit » est employé d’une manière plus dense et le mot dieu arrive premièrement avec une minuscule, puis avec une majuscule. « La vie de l’intelligence n’est pas celle de l’Esprit » nous dit Marie-Claire Lefeuvre. « Se battre jusqu’au bout, bien que la défaite soit assurée ; aller consciemment vers la mort… voilà la supériorité de l’esprit sur l’intelligence. Avoir tout essayé ; laisser sa chance à Dieu, jusqu’au bout.»
Un aspect encore oublié lors de cette auscultation de Pilote de guerre est l’aspect très formel de la narratologie. Parole de narrateur, parole de penseur, parole de poète ; où se situe Saint-Exupéry avec son Pilote de guerre ? Pour ses deux premiers ouvrages, Courrier Sud et Vol de nuit, la dimension narrative l’emporte. Désormais Saint-Exupéry n’écrira plus de textes romancés. Terre des hommes est une suite de chroniques mettant en scène des personnages que l’auteur a réellement rencontrés. 1939 est une date charnière, celle de la mission sur Arras. Dès les premières pages de Pilote de guerre, le narrateur nous dit que c’est « une mission embêtante ». On comprend que c’est plus que cela, c’est une mission sacrifiée. Mais le lecteur sait que l’auteur de ce texte est Saint-Exupéry, qu’il a vécu ce qu’il raconte et qu’il parle à la première personne dans ce livre. Si la victime de cette mission sacrifiée nous la raconte, c’est donc qu’elle était moins sacrifiée qu’il ne l’avait craint ! Dès lors, si l’intérêt de l’action n’est pas négligé, celui de l’intrigue est abandonné. Saint-Exupéry n’est pas essentiellement un narrateur. Il s’aura l’être à merveille dans Citadelle, ses courtes fables qui parsèment le livre en sont témoins. Il y a deux raisons à l’abandon du romanesque chez Saint-Exupéry. La première tient aux personnages. Leur lente mécanisation conduit au rapide renoncement du romanesque. Bien souvent, les personnages sont désignés peur leur utilité (« l’officier observateur », « le mitrailleur ») et font chair avec leur fonction. Ils agissent comme des baliseurs narratifs. Et puis dernièrement, la narration raconte, et Saint-Exupéry déclare dans ce même Pilote de guerre « Si je reviens, je n’aurai rien à raconter ». La narration ne peut donc être un recourt s’il n’y a rien à raconter !
En brossant le portrait d’Antoine de Saint-Exupéry, puis ensuite en essayant de décortiquer quelque peu son livre Pilote de guerre, nous sommes au cœur de l’action militaire, au cœur de la guerre mais aussi au cœur des angoisses, des doutes d’un homme qui n’a eu de cesse de chercher la liberté dans les airs. Une liberté qui se coule dans son œuvre, à la frontière du témoignage, du récit ou de la narration.
Pilote de guerre – 1972
Antoine de Saint-Exupéry
Folio
221 p.
6.60 €
ISBN : 978-2070368242