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  • Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Leïla Slimani, Murielle Magellan et Camille Laurens, trois voix féminines ?



 Françoise Giroud - © LIDO/SIPA

S’il est une date plus symbolique qu’une autre pour se pencher sur la question de la littérature au travers des auteures, c’est bien le 8 mars. Alors que le paysage littéraire des best-sellers est depuis quelques temps accaparé par les femmes, il est intéressant de revenir sur cette place de celles-ci dans la littérature : existe-t-il une littérature proprement féminine ? Une voix féminine ? Et finalement nous nous verrons ce qu’il en est actuellement, en examinant les trois derniers romans de Leïla Slimani, Murielle Magellan et Camille Laurens.

La «  littérature féminine », de la lutte à la jouissance

L’histoire de la « littérature féminine » débute avec le XXe siècle. Avant, les femmes écrivaient, étaient déjà moindres dans le monde littéraire par rapport aux hommes mais surtout, étaient d’abord considérées comme des femmes, et non pas comme des écrivains. Ecrire pour une femme a toujours été subversif ; elle sortait de la condition-cadre qui lui était destinée. Mais au XIXe siècle, de plus en plus de femmes entrent dans le monde de la littérature et du journalisme. Et veulent en vivre. Une concurrence nouvelle surgit entre les deux sexes et, comme dans le monde ouvrier récemment chamboulé, on se pose des questions : quelle place vont-elles prendre, de quelle façon la littérature se verra-t-elle transformée ?

Evidemment la critique se réveille avec du retard, le temps de digérer les nouvelles tendances. La Revue s’interroge le 15 janvier 1906 sur la spécificité du roman et de l’essai féminin, suivit par des articles ou chroniques de Bertaut, Bonnefon, Rémy de Gourmont ou encore Maurras. Puis c’est en 1920 qu’Henriette Charasson publie son bilan de « vingt-cinq ans de littérature féminine » : la « littérature féminine » devient un véritable objet d’étude. Mais que disent véritablement ces critiques ? Jean Lionnet assène en 1905 que la « littérature féminine n’est guère de la littérature ». Cette littérature est décrite comme celle du manque et de l’excès. Manque d’imagination, de qualités, manque formel, mais également excès de subjectivité, de mièvreries, un désir trop moralisateur : c’est une littérature du « moi » enfermée dans ses limites, trop à l’écoute de ses propres sentiments, de ses propres rêves. Ce sont quasiment les mêmes reproches que l’on fait actuellement à la littérature Young adult ou encore à la littérature jeunesse ! Et qui écrivent principalement ce genre de livres ? Des femmes. Qui sont les critiques ? Des hommes. Au XXe siècle, les « dames de lettres » sont des machines à ressentir, elles semblent réduites à l’état d’agrégats de sensations ; si Mme de Sévigné, Mme de Staël ou dans une autre mesure, George Sand, ont été des miroirs de leur époque, on semble dire que c’est uniquement au travers de leurs yeux. La justification de la société de lettres est aussi limpide que malhonnête : c’est parce que les femmes sont en marge du monde masculin qu’elles ne peuvent le saisir dans sa figure universelle. Avec tant de mauvaise foi, on se croirait au JT de France 2 un soir électoral.

Les femmes commencent à se révolter, dans les années 20, contre toute cette construction patriarcale. La littérature est également le théâtre des premières luttes, puisque les textes explosent ; des militantes fondent la maison d’édition La Fronde. Jusqu’ici, des hommes ont tenté de définir, théoriser une « littérature féminine » et des femmes ont dû répondre et se situer par rapport à ces théories. Ce sont donc les hommes qui délimitaient la scène où se jouaient ces rapports de forces. Mais désormais, ce sont les femmes elles-mêmes qui, s’estimant légitimes, vont se substituer aux hommes et théoriser leur propre pratique. L’histoire de la critique de la « littérature féminine » est la même que l’histoire de la condition féminine: avant les hommes dictaient tout, maintenant les femmes prennent la parole et théorisent. Mentionnons à ce propos le livre de Virginia Woolf Une chambre à soi qui revient sur les conditions d’accès à la littérature pour les auteures, et tout ce que cela impliquait. L’écriture féminine est une écriture qui s’affirme contre : contre le discours masculin, contre les normes. Louise Bodin dit en 1919 que « l’homme veut priver la femme de moyens d’expression autonomes. La démarche de la femme écrivain est typique de l’évolution de la femme dans la lutte pour la reconnaissance de ses droits, de sa valeur, de son être. » Les femmes ont le sentiment qu’elles seules peuvent « dire les femmes ». Le piège est que les NotAllMen vont leur dire : « Révélez-nous alors la femme et ses pensées ! »

Nous assistons dans les années 50, poussées par le choc du Deuxième Sexe, à une première transition majeure pour la «  littérature féminine » : la « féminitude ». Simone de Beauvoir désigne aux femmes écrivains les chemins de la liberté et de la création : transcendance, solitude, dévoilement de la réalité entière et non pas seulement de sa personne, contestation de la condition humaine et non pas uniquement celle de la femme ; autant de procédés pour déconstruire la femme. En faire une femme libre. C’est ce sillage qu’empruntent Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras ; mais cette génération d’auteures – et novatrices ! – oriente-t-elle la critique vers la reconnaissance d’une seule littérature qui transcende les sexes ? Non, les femmes écrivains continuent d’être discriminées, de même que les femmes, et le débat est plutôt enrichi que renouvelé. Robert Kanters affirmait dans son article du Figaro littéraire que « la littérature féminine de notre temps a d’abord revendiqué pour la femme le droit d’être un homme. Elle commence à revendiquer le droit d’être une femme. » Le danger ici est d’exalter, sous couvert d’idéal bourgeois, les femmes à « rester femmes ».

Les années de guerres passées, le spectre du communisme diminué, mai 68 heurte de plein fouet la société et la désinhibe. C’est également ici que prend source la dernière rupture de la « littérature féminine », et son stade actuel ; dans les années 70, « les femmes font de la jouissance la métaphore de leur écriture et de l’écriture la métaphore de leur jouissance » écrit Béatrice Slama. C’est un dire « qui ne dit pas vraiment, qui cherche, écoute, s’écoute et passe ‘’d’inconscient à conscient‘’ » poursuit-elle. Quelque chose de très important s’est passé : des femmes s’expriment sur leur lutte, leur corps, leur sexualité. Au sortir de ces luttes, l’écriture féminine « d’avant-garde » est un nouveau mode de sentir et de jouir et préfigure un nouveau mode d’être, de vivre. C’est exactement là que nous en sommes ; deux des trois romans qui seront évoqués plus tard se situent dans cette logique d’écriture-libido, où le désir de la femme occupe une place centrale, et où l’écriture de ce désir est un enjeu important. Beaucoup de livres écrits par des auteures thématisent cela. Ce qui donne lieu à des retournements cocasses comme le livre d’Olivier Bigot, Un homme sous emprise, dans lequel on nous dit « Enfin un roman suisse sur le désir masculin ! »… alors que l’histoire de la littérature – suisse et française – se fait originellement au travers du désir masculin !

Si la « littérature féminine » est passée d’une littérature de lutte à une littérature de jouissance, l’enjeu actuel est d’allier les deux, pour former une dynamique de lutte-jouissance. On ne peut se leurrer sur la totale subversion d’un dire. On ne peut se griser longtemps de mots réinventés ou de corps retrouvé. Il faut une alliance agir-chanter. « Ecriture du désir – désir du corps, désir de changer le monde –, l’écriture des femmes peut être une étincelle, la libido devient une force quand elle pénètre des « millions de taupes » comme le martèle Béatrice Slama.

Une dimension importante et pas encore évoquée, est le lien entre « littérature féminine » et langage. La question de « l’écriture féminine » s’est posée au carrefour du linguistique, du psychanalytique (on pensait avant l’écriture féminine comme résurgence de la maternité) et du politique. Les femmes devraient alors saisir le langage et l’ébranler ? C’est plutôt une parole qui délie la parole, une écriture qui appelle l’écriture. Il fallait à une aventure individuelle la naissance de ce vécu collectif pour donner ces accents et ces résonnances aux manifestes pour une écriture féminine. Depuis ce « soir de fin de siècle », un long périple vers l’instruction, la contraception, le travail, les responsabilités externes, les droits juridiques et politiques a été nécessaire. Il a fallu que des femmes prennent part à l’insurrection pour l’égalité pour qu’un autre langage soit possible aux femmes d’aujourd’hui. Un fantôme hante encore ce débat : il ne faudrait pas que l’écriture féminine, en faisant fi des interdits et en les transgressant, se laisse enfermer dans de nouveaux codes. Et c’est ce qu’on pourrait reprocher aux romans actuels malheureusement…

Si nous avons dressé un long panorama de l’histoire de la « littérature féminine », nous n’avons pas encore donné la parole aux principales concernées, à savoir les auteures. Lorsque l’on interroge Régine Deforges sur l’existence ou non d’un style ou d’un registre typiquement féminin, elle affirme qu’elle ne croit « pas à un style différent entre hommes et femme, mais il est normal que les thèmes ne soient pas les mêmes. » Même son de cloche chez Louise Lambrichs qui réfute cette étiquette d’écriture féminine. Dans un long entretien accordé à Slate, la romancière américaine Joyce Carol Oates revient sur son roman Mudwoman, où l’héroïne est une figure féminine forte, qui lutte dans un monde patriarcal, mais aussi sur la question de la « voix féminine ». « Certaines féministes parlent d’une ‘’voix féminine’’, jugent qu’une telle voix aurait moins de ponctuation, qu’elle coulerait d’avantage. La voix masculine serait plus formelle. Mais c’est de la théorie : dans les faits je ne vois pas de différence. Joan Didion a une écriture économe. Hemingway aussi. Oscar Wilde a une écriture fleurie… […] Ce qui varie, concède Oates, c’est que les femmes, non par essence mais à cause de leur place dans la société – inférieure à celle des hommes – voient des choses différentes. […] Mais ce n’est pas une voix féminine. C’est un œil féminin. Il n’affecte pas la langue en soi. »

Ainsi, les auteures seraient moins conscientes qu’avant d’avoir un engin de lutte entre les mains. Ou alors c’est que cette lutte a abouti à une paix…

Trois romans pour une seule même voix ?

Une question me revient depuis longtemps : existe-t-il une littérature proprement « féminine », avec  ses codes, son style, son langage ? Le but premier de cet article était de prendre quelques romans contemporains et de les confronter, les faire se répondre pour pouvoir en dégager des constatations générales. Mais bien vite, je me suis rendu compte que c’était un travail de funambule :  tout était lancé en l’air, ne reposait sur rien, et au final ne pesait pas lourd. Il fallait d’abord poser le cadre, rendre corps à cette littérature et ses mouvances, avant de pouvoir prétendre à une observation plus singulière. Les trois livres dont nous allons parler maintenant ont tous été publiés très récemment, courant 2016 (l’édition de poche des Indociles date de 2017, mais le livre est sorti en 2016 chez Julliard). La première chose qui les relie c’est avant tout leur genre : ce sont tous des romans. Et ce n’est pas du tout anecdotique, et même doublement : tout d’abord, les femmes écrivains n’ont pu s’exprimer que très tardivement, et ce fut par le medium romanesque (Mme de La Fayette est une pionnière, tout comme Madeleine de Scudéry), les autres genres étant considérés trop nobles pour qu’une femme s’en empare. Et deuxièmement, car les auteures écrivent beaucoup autour de la fiction, mais produisent moins de romans. L’autofiction, l’exofiction et tous les dérivés sont des genres où les femmes sont très présentes. Dans les trois romans, nous retrouvons sans réelle surprise un personnage principal qui est une femme. Chez Slimani, ce sont même les deux personnages centraux – la mère et la nounou – qui sont des femmes. Une autre caractéristique commune est le style assez sec, lapidaire, qu’utilisent Slimani, Magellan et Laurens. Mais ce n’est pas forcément une spécificité d’auteure, car des écrivains comme Houellebecq, Adam, Besson ont un style similaire. Regardons maintenant de plus près chaque livre, séparément. Dans Chanson douce, nous avons un récit calme, où la narration se fait assez ronflante, sans réel à-coup. Mais cela fonctionne bien, on tourne les pages sans se poser trop de questions, on se fait happer facilement dans cette histoire, qui n’est pas un thriller, mais une lente description psychologique et sociale d’une famille. En ce sens, Slimani nous propose une fable bourgeoise assez traditionnelle, mais vue sous un prisme original : celui de la dépendance de la nounou. Mais le spectre mis en lumière par de Beauvoir guette, celui d’exalter la femme à rester femme, sous couvert d’idéal bourgeois… La grande force de ce livre est non pas de donner un grand coup de pied dans la société, mais de montrer comment on arrive à un enfermement progressif. Le récit est construit en analepse : l’histoire commence dans le présent, puis on nous plonge dans l’histoire de cette famille, pour retomber finalement au présent, à la situation de départ. Cette structure en boucle enferme à la fois le lecteur et cette famille. Une autre qualité de ce roman est selon les lectrices, la parfaite retranscription de ce que peut vivre et ressentir une mère lorsqu’une nounou arrive : la crainte d’être remplacée par ses enfants, son mari, la peur de devenir invisible…

La voix féminine la plus forte se trouve chez Murielle Magellan avec ses Indociles : d’emblée le roman tranche avec la autres, avec un ton plus cru, plus cru trash. Le personnage principal, Olympe, est une femme forte qui a joué des coudes pour s’imposer dans un milieu typiquement masculin : celui du monde des galeries d’art. Elle a renversé les codes et va même jusqu’à se les approprier : elle ne se contente pas d’exister dans le monde artistique, elle réussit ; relationnellement elle ne se fait pas draguer mais drague elle. Elle donne presque l’image d’une surfemme : femme fatale, elle fait tomber tout le monde sous son charme (même les femmes), elle est extrêmement brillante, tout lui réussit, elle est devenue arrogante, manipulatrice… elle incarne l’image type du gros con masculin ! Au risque de verser dans le cliché… Ce qui en devient dommage, car au-delà de l’affranchissement des codes, elle s’enferme dedans, et reproduit au final les mêmes schémas, mais par une femme. Olympe a d’ailleurs un côté masculin extrêmement marqué : son nom donne déjà un indice, elle est colérique, ne supporte pas le refus, est impulsive, veut tout sans concession… Si Murielle Magellan veut affranchir son héroïne des clichés habituels selon lesquels une femme doit être douce, calme, réfléchie, il est regrettable qu’à la lecture nous avons l’impression de lire exactement les clichés des romans masculins, mais sous les trais d’une femme. C’est exactement le danger de la « littérature féminine » : qu’après avoir vécu des années sous le spectre des auteurs masculins et leurs codes, de se hisser à la même place mais de faire les mêmes choses. Olympe serait alors un bébé gorille qui se frappe le torse pour faire comme les adultes…

Celle que vous croyez de Camille Laurens est le texte le plus original des trois, surtout au niveau formel. Jouant entre la confession, l’échange épistolaire, le romanesque, le romanesque dans le romanesque ou encore la diégèse selon un autre narrateur, le roman brouille toutes les pistes et plonge le narrateur dans une psychose où l’on se demande constamment qui dit vrai et qui dit faux, et qui est véritablement qui. C’est donc un projet littéraire très ambitieux et réussi de ce côté-là. Nous retrouvons des tons et des styles très différents dans ce livre ; mais qu’en est-il du côté de la « voix féminine » ? Bien que le personnage principal soit une femme, c’est le livre qui est le plus dans la norme, ne se revendiquant pas d’une « littérature féminine ». Mais le propos n’était pas vraiment d’exalter la femme ou lui donner une voix plus portante, il se situait plutôt dans l’analyse de la frontière entre fiction et réalité, entre le romanesque et le descriptif. Et c’est brillamment réussi de ce point de vue !

Ainsi nous arrivons à la question finale : nos trois romans sont-ils des représentants de la « littérature féminine » et, existe-t-il encore actuellement un genre spécifique ? Il y a certes des similitudes parmi ces trois textes, mais il est difficile d’en faire tout un concept. Marina Ondo dans son article sur l’écriture féminine dans le roman francophone d’Afrique noire (La Revue des Ressources) expose simplement la solution, en déclarant qu’il y a « une écriture féminine qui pense la femme simplement dans ce qui caractérise son univers personnel, son rapport avec elle-même, sa conception du combat intellectuel et politique. Penser l’action féminine pour elle-même, vivre et assumer la féminité sans complexe d’assimilation égalitaire aux attributions spécifiquement masculines, dire que l’écriture de la valorisation féminine hisse la femme au rang d’épicentre du système social, est l’orientation qu’elles tentent de donner à leur création. » Leïla Slimani, Murielle Magellan et Camille Laurens feraient partie de cette « littérature féminine » car tout simplement elle ont un œil féminin, et elles rapportent ces sujets pour une faire une expérience commune. Un danger, sous-jacent, est encore présent : penser que la « littérature féminine » est bien un genre car il est produit par des femmes risque de cloisonner encore plus la littérature, et non pas de transcender les genres (masculins et féminins) mais de les tenir éloignés les uns des autres…

Pour poursuivre la réflexion, voici deux entretiens de La Grande Librairie, avec Leïla Slimani et Murielle Magellan :



Chanson douce – 2016

Leïla Slimani

Gallimard

240 p.

18 €

ISBN : 978-2070196678

Celle que vous croyez – 2017

Camille Laurens

Folio

224 p.

6.60 €

ISBN : 978-2070143870

Les Indociles – 2017

Murielle Magella

Pocket

240 p.

6.95 €

ISBN : 978-2266270892

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