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Photo du rédacteurQuentin Perissinotto

Entre réelle médiocrité et faux-semblant, une faction à l’écriture pourtant inspirée



 © Joel Saget

La dernière nuit du Raïs – Yasmina Khadra

"Ma colère est une thérapie pour celui qui la subit, mon silence est une ascèse pour celui qui le médite."

Chaque six mois, tradition française oblige, la rentrée littéraire envahit plateaux, magazines et librairies. Pourtant peu habitué à ces échéances, l’écrivain sous pseudonyme se transforme cette année en pseudo écrivain, en nous livrant le genre de roman à la mode : un roman basé sur des faits réels. Mais avant de rentrer dans des considérations d’ordre genré, intéressons-nous d’abord à l’objet même du débat : La dernière nuit du Raïs.

Le décor est simple, l’environnement narratif dépouillé : un huis clos avec Kadhafi. Ou plutôt avec les Kadhafi ; l’ego de l’ancien dictateur libyen est si développé que l’on croirait avoir affaire à plusieurs personnages. Une sorte d’Afida Turner 1.0, un poil plus barbu. Il sera donc question, tout le long des quelques deux-cents pages, d’une plongée dans la vie et surtout la tête du futur mort. Je m’excuse d’ores et déjà de dévoiler la fin de l’intrigue aux futurs lecteurs, mais force est de constater qu’à la fin de sa vie, on meurt. Le roman commence assez simplement, sans emphase. La rupture survient quelques pages plus loin, à l’annonce du nom du narrateur : Mouammar Kadhafi. Le récit qui semblait un peu plat et sans relief jusque là, s’anime soudainement dans notre inconscient, sans que Khadra y soit véritablement pour quelque chose. C’est bien là le piège et la facilité de ce genre de roman : que l’autorité naturelle du narrateur ne se construise pas, mais qu’elle s’impose, surgisse non pas de la matière littéraire, mais du monde, des faits d’actualité. Le lecteur est irrémédiablement et préalablement conditionné. Khadra nous présente un semblant de fresque politique et psychologique : les décisions politiques sont commentées, disséquées, souvent de manière belliqueuse, Kadhafi s’affirmant comme seule instance de la vérité. La psychologie de ses hommes nous est aussi projetée, mais toujours selon ce que le Raïs décide qu’ils sont. La plupart du temps, des êtres médiocres et faibles. Cela pourrait s’apparenter aux mémoires d’un homme d’Etat, mais avec une dimension théâtrale assumée : nombre de scènes se jouent en direct. C’est un drame de pouvoir, sous angle psychologisant. Ce qui est indéniable par contre, c’est la maîtrise de la langue de Khadra. Tantôt poétique quand le narrateur se veut contemplateur, tantôt incisive dans les dialogues quand le Raïs se montre irascible, il arrive à changer de ton extrêmement facilement et surtout sans accroc ; sa prose se fait lisse.

"Sous le soleil implacable du Fezzan, les mirages peinent à prendre forme tandis qu’un vent ocre souffle sur les cailloux brûlants. Je suis debout sur un rocher, enfants dans ses chiffons, et j'observe au loin, un point noir qui se fait et se défait dans les réverbérations du désert.

Est-ce un corbeau ou bien un chacal ?

Je porte ma main en visière."

Si ce n’est donc pas tant le style de Khadra qui pose problème, c’est plutôt l’intérêt de cette forme : pourquoi brosser le portrait d’un homme à moitié inventé, romanisé, sur deux-cents pages ? Qu’elle est la portée de la littérature dans tout cela ? Ancrer la littérature dans le réel, vouloir naïvement lui supprimer toute part de fiction ? En définitive, le texte se révèle plus comme un long exercice de style qu’un roman à but. Le personnage de Kadhafi semble posé sur les lignes, rien ne l’y attache, il est balayé d’un revers de la main sitôt le livre refermé. Dès lors ce n’est pas le talent d’écrivain de Khadra qui est visé, mais son rôle, sa fonction. En quoi la littérature peut-elle se nourrir de ce roman ? Si la littérature était une course de fond, il est certain que ce genre de texte le touche. Car le problème se situe bien là : l’intérêt du roman non-fictionnel. Appelé faction (enclise de « factual fiction ») lorsque Beigbeder commet son Oona & Salinger, renommé en exofiction lors cette rentrée littéraire, le genre pullule dans les librairies. A tel point que la science pourrait trouver son écho dans les Lettres le jour où elle inventera un vaccin pour éradiquer cette pandémie.

Si Kadhafi était incontestablement musulman, Khadra et les autres amateurs de faction doivent être quant à eux de fervents bouddhistes. Comme le précise un des textes fondateurs du bouddhisme, le Sūtra du Cœur, « la forme est le vide, le vide est la forme, la forme ne diffère pas du vide, le vide ne diffère pas de la forme. » Criant de vérité sur cette lecture. Peu de substance se dégage de ce texte. Plutôt que de fustiger ce néant, il est intéressant de se pencher sur les raisons qui amènent ce vide.

« Ainsi, l'inflation de ce mot « fiction » dans son acception sinon la plus contemporaine, du moins la plus pauvre, c'est-à-dire comme ligne de partage entre le vrai et le faux, sème la confusion en toute chose […]. Je reviens à l'invasion du mot « fiction » qu'il faut volontiers prononcer avec l'accent anglais ou américain. Dans le monde anglo-saxon, ce mot est si puissant qu'il structure et organise l'espace des librairies et des bibliothèques publiques. Il hiérarchise les territoires livresques, il trace une ligne unique, infranchissable, une ligne frontière entre ce qui est désigné comme « fiction » d’un côté : romans, nouvelles, poésie… et « non-fiction » de l’autre, ce que nous appelons chez nous l’ensemble des « ouvrages sérieux » : essais de toutes sortes, médicaux, politiques, de sciences dures ou de sciences humaines, ouvrages culinaires etc. Et, quand on apprend que vous êtes écrivain, tombe la question fatale : fiction ou non fiction ?[1] » Luc Lang pose exactement le doigt sur le cœur du problème : comme la littérature francophone fonctionne selon un concept de genres, la claire opposition anglo-américaine fiction/non-fiction a fait quelque peu exploser la base de la caste fictionnelle. Et en résulte un affreux mélange et une confusion de toutes parts. La « non-fiction » ne doit absolument pas être vue comme un manuel A la recherche de la Vérité : mode d’emploi. La vérité, romanesque, se situe au-delà du clivage fictionnel. Considérer le roman comme menteur, fallacieux et le reste comme garant de vérité est un raccourci malheureux. Louis-René Des Forêts ne laisse pas place au doute : « Là où la fiction se substitue au réel, le climat devient moins pesant, la vision plus large, l’être y respire enfin dans son élément et retrouve sans effort une liberté de mouvement qui le porte, se jouant des contraintes, au sommet de ses capacités inventives, sources elles-mêmes de vérité, pour autant que par une sorte de transmutation il fait de l’imaginaire son domaine inaliénable.[2] »

Le tableau suivant montre – encore – plus clairement que même si l’on veut ranger la fiction[3] dans des cases, il existe toujours des glissements.


Ainsi il est utopique, comme le font les écrivains de faction, de prendre parti dans ce jeu du réel. Loin d’ouvrir le récit, la dimension prétendue authentique du livre ferme toute perspective. La faiblesse narrative est partiellement gommée par la peoplisation du récit. Le lecteur se place en paparazzi, il veut du sensationnel.

Mais le véritable intérêt de ce genre de proses n’est pas littéraire, il est affaire de gros sous. Depuis quelques années déjà, les romanciers à la mode y vont tous de leur petite « approche de la fiction par le réel » : Foenkinos avec Charlotte, Beigbeder et son Oona & Salinger, Reinhardt via L’amour et les forêts… Et pour la rentrée littéraire 2016, ce sont Jaenada, Chambaz, Angot, Liberati entre autres qui nous servent la même soupe indigeste. Et le public répond présent ! Le mécanisme est le même que la presse people : le fait d’actualité, divers, fait vendre. Reste que ces écrivains-là sont à la littérature ce que Morandini est au journalisme. 

La dernière nuit du Raïs – 2016

Yasmina Khadra

Pocket

192 p.

6.30 €

ISBN : 978-2260024187

[1] Luc Lang, Délit de fiction. La littérature, pourquoi ?, Éditions Gallimard, Folio, 2011, p. 17-18.

[2] Louis-René Des Forêts, Ostinato, Mercure de France, 1997, p. 211.

[3] Déjà la polysémie étymologique du mot fiction nous éclaire énormément : cela vient du substantif latin fictio, fictionis, lui-même dérivé du verbe fingo, is, ere, qui veut dire pétrir, façonner, modeler de la cire selon le Gaffiot. Quelque chose de réellement concret donc. Sa seconde acceptation est un modelage certes, mais du langage sur l’âme. Il n’est plus question de concret, mais de quelque chose de plus spirituel. Quant à sa dernière acceptation, elle est révélatrice du malaise actuel : il s’agit de tromper la justice, un faux témoignage. Le mot fiction était déjà originellement sensible à manier.

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